Faut-il traiter systématiquement toutes les personnes séropositives par les ARV ?

Ethique et santé : l’idée d’éradiquer l’épidémie de VIH en mettant sous traitement antirétroviral toutes les personnes nouvellement dépistées et l’ensemble des séropositifs pose question

 

Georges Sidéris

Vice-président de Warning, association de lutte contre le VIH/Sida et de promotion de la santé communautaire.

25 août 2010

 

J’entends et je lis ces derniers temps un véritable concert assez surprenant autour du dépistage et des traitements comme politique de prévention, à l’occasion de la XVIIIe conférence internationale sur le sida qui vient de se terminer à Vienne. On aurait trouvé la recette idéale (ou presque) : dépistons tout le monde, mettons toutes les personnes séropositives sous traitement, même si leur état de santé ne le nécessite pas vraiment, et on éradiquera le virus dans les années à venir. « Il s’agit de traiter même des gens qui n’en ont pas besoin, pour réduire la quantité de virus en circulation », explique Jean-François Delfraissy, directeur de l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida et les hépatites virales (ANRS).

 

Un tel emballement ne peut que laisser perplexe. Certes, le fait que les personnes sous traitement avec charge virale indétectable ne transmettent pratiquement plus le virus est un point essentiel pour la lutte contre le sida et contre les politiques de pénalisation de la transmission du VIH. Certains modèles mathématiques montrent aussi qu’augmenter de 50% le nombre de personnes sous traitements, selon les lignes directrices américaines de 2008, réduirait les nouvelles infections de presque 50% [1]. De même, il est utile d’explorer la voie des traitements comme outil préventif pour les personnes séronégatives ou séropositives, notamment au sein des couples sérodifférents qui ne veulent plus utiliser de préservatifs, ou qui désirent plus simplement procréer par voie naturelle. Car en dehors du sérochoix entre partenaires séropositifs, le préservatif reste pour le moment le meilleur moyen de protection lors de rencontres occasionnelles, d’autant que, comme on le sait, la sérophobie et la séro-supposition (seroguessing) freinent le dévoilement et l’acceptation, encouragent la présomption sérologique, donc empêchent la négociation de pratiques à moindre risques (séroadaptation) dans un contexte où 40% des séropos s’ignorent.

 

Par ailleurs, au plan individuel l’objectif principal des traitements antirétroviraux, comme le souligne la version préliminaire des recommandations du groupe d’experts du Rapport Yéni 2010 présenté à cette Conférence, est avant tout l’efficacité immunovirologique, même si la réduction de la transmission du VIH fait maintenant partie des autres objectifs recherchés simultanément, tout comme l’amélioration ou la préservation de la qualité de la vie du patient séropositif et la meilleure tolérance biologique et virologique possible des traitements. En revanche, vouloir faire du traitement un outil de santé publique s’appliquant potentiellement à tous les séropositifs implique de nombreuses problématiques éthiques, et tout particulièrement concernant la sur-médicalisation de populations spécifiques. A quel titre pourrait-on imposer à une personne séropositive asymptomatique un traitement dont elle n’a peut-être pas besoin immédiatement ? Quels dispositifs médicaux voire juridiques pourraient soumettre une personne séropositive à un traitement suite à un dépistage positif au VIH ou dès que ses CD4 sont en dessous de 500/mm3 ? Même s’il apparaît aujourd’hui que le traitement précoce (entre 350 et 500 CD4/mm3) apporte des avantages thérapeutiques certains (moins de cancers notamment) par rapport aux dégâts entraînés par l’inflammation généralisée due à la présence de VIH dans le corps tels le vieillissement accéléré des organes (cerveau et cœur notamment), il convient de rester prudent, car nous n’avons pas de données scientifiques objectives sur la toxicité des ARV administrés au long cours. Si l’intérêt individuel du traitement précoce se rapproche de l’intérêt collectif de traiter plus de monde plus tôt, nous ne sommes pas encore dans une situation d’intérêts mutuels. De plus, l’autonomie morale, le bien-être et le choix du patient doivent rester inaliénables avant tout ! Bref, qu’avons-nous retenu des exemples du passé vis-à-vis des politiques de santé publique à l’égard d’infections sexuellement transmissibles comme la syphilis ? Que faire avec les personnes qui refuseraient le traitement ? Comment assurer la garantie du libre-choix du traitement et le consentement éclairé face à de potentielles pressions médicales, interindividuelles, intra-communautaires, voire juridiques pour débuter un traitement ?

 

En s’orientant dans un but collectif vers le traitement dès le début de l’infection, on créerait un dangereux précédent en matière de santé puisque ce serait la voie ouverte à l’obligation de traitement, y compris pour d’autres pathologies, même sans l’accord de la personne concernée. On risque ainsi de stigmatiser les personnes qui refusent de commencer leurs traitements précocement, renforçant une fois encore les catégories de « bon » et de « mauvais » séropositif.

 

Envisager les traitements comme la seule solution face à l’épidémie et sa potentielle éradication ne peut que répandre une idée dangereuse parmi les personnes séronégatives ou qui se pensent séronégatives : nous n’avons plus besoin de nous responsabiliser en matière de santé sexuelle puisque les personnes séropositives sont sous traitement ! Ceci reviendrait à faire reposer tout le poids de la prévention sur les épaules des seules personnes séropositives.

 

Soyons lucides. Dans cette nouvelle idée aventureuse où il suffirait de traiter tous les séropositifs pour éradiquer l’épidémie, on peut craindre au niveau mondial une aggravation de la situation des plus malades. Déjà aux Etats-Unis, des listes d’attente ont été mises en place. Ceux qui sont en attente de traitement sont les personnes les plus précaires, les plus pauvres mais aussi celles dont le système immunitaire est grandement affaibli, celles qui auraient besoin d’être traitées en priorité pour leur survie. Dans des contextes où les ressources financières étatiques et humaines sont limitées, comme en Afrique ou en Russie, la nouvelle priorité vers le traitement immédiat risque de défavoriser les plus faibles, physiquement, ceux qui ont le plus besoin d’un traitement pour leur santé. L’imposition du traitement généralisé pour la prévention ne doit pas changer l’idée qu’on traite d’abord une personne pour la maintenir en vie. La prise en charge thérapeutique doit rester la priorité des priorités. Par ailleurs, les nombreux blocages imposés aux pays pauvres par les compagnies pharmaceutiques rendent indisponibles les molécules les plus modernes, faciles d’utilisation et donc d’acceptation et aux effets secondaires les moins néfastes. D’autre part l’accès à des alternatives thérapeutiques en cas d’échec d’une première thérapie est sévèrement limité dans ces mêmes pays qui ne pourront certainement pas bénéficier d’un test génotypique de résistance avant de recevoir un premier traitement antirétroviral dont le choix thérapeutique on le sait maintenant est essentiel pour l’avenir du patient, ni des 6 classes médicamenteuses d’antirétroviraux disponibles dans les pays riches et bien utiles en cas de résistance au traitement mais aussi pour l’adaptation du traitement tout au long de la vie de la personne séropositive. Même problème pour l’observance car il est désormais acquis qu’à partir du moment où l’on commence un traitement antirétroviral, le suspendre ou ne pas le prendre en continu est extrêmement néfaste pour le patient séropositif : il est à craindre que l’ensemble des séropositifs ne puissent avoir les moyens de bénéficier en continu d’un suivi médical régulier pour leur traitement. Cette situation va perdurer.

 

Dans ces conditions, inciter à traiter plus tôt que nécessaire n’a pas de sens pour la santé et le bien-être des personnes. Il serait par contre beaucoup plus utile pour leur santé que l’ accès au dépistage soit facilité : que ce soit parce qu’elles vivent dans des pays où celui-ci est loin d’être accessible pour tous ou comme en France où l’offre de dépistage diversifié n’est pas encore suffisante et ne permet pas de toucher l’ensemble de la population. De plus, il est important de rappeler que le dépistage doit toujours être libre et consenti par la personne. Il ne peut qu’être proposé, pas imposé. On a d’ailleurs parlé dépistage à cette conférence de Vienne, dont dans la version préliminaire des recommandations du groupe d’experts pour le Rapport Yéni 2010 qui évoque une modification de la stratégie de dépistage en la généralisant : « l’offre systématique de dépistage ciblé et régulier en fonction des populations et des circonstances doit être développée et inscrite dans la durée ». C’est encourageant car le dépistage est un formidable outil de prévention mais largement insuffisant tant qu’il n’y aura pas de réelle modification de la législation qui permette enfin des tests de dépistage rapide (TDR) généralisés − qui pour l’instant sont accessibles uniquement en cas de situation d’urgence ou dans le cadre de projets expérimentaux de dépistage en milieu communautaire − et des autotests en vente libre. Warning se bat depuis des années pour la vente libre des autotests et se heurte à un véritable blocage de la part des pouvoirs publics. Lors de sa conférence de presse à Vienne, la ministre de la Santé a promis dès 2011 la création de 10 centres de dépistage rapide communautaire (c’est-à-dire effectué par les pairs, sans la présence systématique de professionnels de santé).

 

En diffusant l’idée dans l’opinion publique que la mise sous traitement va permettre d’éradiquer le virus, mesure-t-on les conséquences déceptives éventuelles si pour cette même opinion publique dans quelques années les résultats ne sont pas à la hauteur des résultats espérés ? Le modèle mathématique Granich qui fonde cette idée d’éradication exige un nombre de personnes sous traitement tel qu’il peut difficilement réussir au vu des ressources financières disponibles ou potentiellement mobilisables. On peut craindre alors que les personnes séropositives ne soient désignées comme les responsables de la poursuite de l’épidémie puisque tout le poids de la prévention aura reposé sur elles et que l’on aura dédouané les personnes séronégatives de toute responsabilité. Il faut donc savoir raison garder, conserver le sens de la nuance et de la responsabilité, c’est l’éthique même de la santé en matière de VIH/Sida dont il est question.

 

 

[1] Voir : http://www.plosone.org/article/info:doi/10.1371/journal.pone.0010991.

 

 

 

Article disponible sur le site de WARNING à l’adresse suivante :

http://www.thewarning.info/spip.php?article311

 



04/09/2010
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