Aspects éthiques de la prévention du VIH/sida en milieu prostitutionnel africain

Aspects éthiques en promotion de la santé : l’exemple de la prévention du VIH/sida en milieu prostitutionnel africain dans un contexte de coopération francophone

 

Par Emmanuelle BÉDARD

Faculté des sciences infirmières / Université Laval (Canada-Québec)

 

Le présent texte vise à porter une réflexion éthique à l’endroit de la promotion de la santé dans le contexte particulier de la prévention du VIH/sida en milieu prostitutionnel africain et de la coopération internationale francophone. La promotion de la santé, en plus de contribuer au bien-être des  populations, peut agir comme une entreprise normative de contrôle et d’acculturation et ainsi représenter une barrière aux interventions réalisées. Nous discutons d’abord du contexte de coopération internationale francophone qui sous-tend des rapports de pouvoir entre les pays industrialisés et ceux en développement; rapports qui se manifestent à travers les différents savoirs (scientifiques et populaires). En second lieu, nous traitons de la manière d’aborder le VIH/sida par la notion du risque qui favorise la stigmatisation des TS et de leurs partenaires sexuels. Afin de favoriser la réussite des interventions, il est recommandé de prendre conscience des risques et limites de la promotion de la santé, de favoriser la participation des TS et de leurs partenaires sexuels et d’encourager le dialogue entre eux et les responsables d’intervention.

 

Introduction

 

D’aucuns qualifient la promotion de la santé comme une stratégie visant le bien-être des populations.

Cependant, cette conception voile le fait qu’elle peut aussi être vue comme une entreprise normative de contrôle et d’acculturation et ainsi, avoir des répercussions sur la manière dont les interventions seront reçues par les individus concernés (Massé, 2003). C’est que la promotion de la santé, à l’instar de la santé publique, peut se présenter comme une culture en soi qui comporte ses propres normes, valeurs et savoir ayant trait à la gestion du corps (Massé, 2003). La présente réflexion, [développée à partir d’études et d’interventions réalisées en milieux prostitutionnels africains depuis 1995], vise donc à mettre en lumières quelques considérations éthiques à l’endroit de la promotion de la santé dans un contexte de coopération internationale francophone et particulièrement dans celui de la prévention du VIH/sida en milieu prostitutionnel africain. Deux principaux aspects sont discutés. Le premier, inspiré des ouvrages de Massé (1995; 2003), invite les acteurs engagés dans la lutte contre le VIH/sida à s’interroger sur le contexte de coopération   francophone dans lequel se développe les interventions de promotion de la santé et particulièrement sur le rapport qui lie les personnes de pays industrialisés à celles de pays en développement. Le second, fondé sur la réflexion de Lupton (1995), se préoccupe de la manière d’aborder le sujet de la prévention du VIH/sida à partir de la notion du risque et des effets qu’elle peut avoir sur les populations dites à risque comme le sont les travailleuses du sexe (TS) et leurs partenaires sexuels (payants ou non).

 

1. Considérations éthiques en promotion de la santé

 

a) Contexte de coopération internationale francophone

 

À l’instar de la réflexion de Dumont (1985), citée en exergue, qui stipule notamment que pour interroger une culture, il faut avant tout avoir questionné la nôtre, nous croyons pertinent de s’interroger sur le rapport qui nous2 lie à la culture dans laquelle se réalisent les interventions (et plus globalement la recherche) en promotion de la santé. En ce sens, nous considérons indispensable de mettre en lumière le contexte de coopération internationale, ici francophone, dans lequel ces interventions s’inscrivent.

 

Précisons d’abord que la coopération internationale fut instaurée entre les pays du Nord et ceux du Sud dans le but de favoriser le développement économique de ces derniers après leur accession à l’indépendance (particulièrement au cours des années 1960 pour les pays africains). Malgré les différences notables entre la coopération internationale et la colonisation (dont le fait que nous parlons dorénavant d’une forme de collaboration entre pays), la coopération internationale peut être interprétée comme une suite réformée de la colonisation qui entretient la dépendance des pays pauvres (en développement) envers les pays riches (industrialisés) (Massiah, 1982). Nous retrouvons, en effet, ce même rapport de pouvoir entre les pays du Nord et ceux du Sud, cette même hégémonie de la culture occidentale envers la culture des pays en développement (ici la culture africaine).

 

Dans le cadre de la prévention du VIH/sida en milieu prostitutionnel africain, ce rapport de pouvoir peut se manifester entre le savoir occidental, principalement basé sur des notions scientifiques et biomédicales, et le savoir populaire propre à la culture africaine. À cet égard, les programmes de prévention élaborés par des personnes provenant de pays occidentaux ou industrialisés, peuvent être vus comme une forme d’entreprise d’acculturation qui impose son système de valeurs et de comportements aux personnes de pays en développement (Massé, 1995). Toutefois, cette entreprise d’acculturation ne se limite pas qu’aux rapports entre les occidentaux et les africains mais peut aussi se poser entre les africains eux-mêmes qui proviennent de classes sociales différentes tels que les professionnels de la santé hautement scolarisés, qui possèdent un savoir scientifique et biomédical, et les groupes ciblés par les interventions (ici les TS et leurs partenaires sexuels).

 

Quoi qu’il en soit, les TS et leurs partenaires sexuels sont sensibles aux messages préventifs qu’ils reçoivent. En ce sens, un partenaire sexuel de TS que nous avons interrogé exprime sa perception qu’il a des explications fournies par les occidentaux sur le phénomène de la prostitution et plus largement sur les problèmes que vit l’Afrique : « C’est vous [les blancs] qui, des fois vous essayez de chercher des mots [aux phénomènes] mais comme vous ne connaissez pas tellement l’Afrique, alors vous essayez de chercher des mots coller » (Entrevue 8-BF)3. En fait, ce que nous dit cet homme est que les occidentaux arrivent avec leur savoir et fournissent leurs propres explications aux phénomènes sans tenir compte de celles déjà existantes localement. Le manque de correspondance entre ces significations crée une incompréhension de la part des groupes ciblés par les interventions et peut leur laisser le sentiment de ne pas être écouté. Devant cette situation, il n’est pas surprenant que les personnes concernées par les programmes de prévention y soient résistantes. Pour contrer cette lacune, il importe de se rendre compte que les TS et leurs partenaires sexuels possèdent déjà un savoir et des explications (aux phénomènes qui les concernent) dont il faut tenir compte. En tant qu’acteur en promotion de la santé, nous nous devons de les écouter et de favoriser un dialogue fécond entre les différents savoirs et les différentes valeurs afin d’agir dans le respect de ces personnes mais également de minimiser les obstacles à l’intervention comme le suggèrent Egrot et Taverne (2003).

 

b) Manière d’aborder le phénomène du VIH/sida

 

La manière d’aborder le sujet de la prévention du VIH/sida est un autre élément à prendre en compte sur le plan éthique. En effet, le phénomène du VIH/sida est développé à partir de la notion du risque. Dans ce cadre, les TS et leurs partenaires sexuels sont reconnus comme étant des « groupes à risque » de contracter le VIH/sida et de le transmettre aux autres.

 

Or, cette notion de risque agit comme un contrôle social sur les individus (Perreault, 1994). Elle remplace en quelque sorte la notion désuète du péché et redéfinit du même coup la norme du bien et du mal (Douglas, 1990; Lupton, 1995). Les personnes qui sont à risque de contracter ou de transmettre le sida sont alors perçues comme des pécheurs ou plus précisément comme des personnes fautives que l’on doit remettre sur le bon chemin (Lupton, 1995; Massé, 2003). C’est ainsi que les TS et leurs partenaires sexuels sont stigmatisés puisqu’ils ne respectent pas, aux yeux de la population générale, les normes comportementales élaborées par les programmes de promotion de la santé.

 

De plus, même si un nombre grandissant d’interventions vise à développer l’habileté des TS à gagner du pouvoir et du contrôle sur leur vie, l’un des buts ultimes de ces interventions demeure l’adoption de pratiques sans risque et c’est ce qui est entendu par ces femmes ainsi que par toute la communauté prostitutionnelle. Or, d’après nos observations, ce contrôle social, généré par la notion de risque, peut engendrer deux principales conséquences.

 

La première est qu’il peut entraîner chez les TS et leurs partenaires sexuels la crainte d’être jugés par les intervenants et le personnel médical s’ils n’adoptent pas ces comportements. Cela peut favoriser chez eux une attitude de fermeture à l’égard de ces personnes. À titre d’illustration, un partenaire sexuel de TS que nous avions interrogé4 avait relevé le fait que le personnel médical (qui incluait l’intervieweuse selon la perception du participant) n’approuvait guère les comportements sexuels des hommes qui fréquentent les prostituées. Si un seul participant a fait cette remarque, d’autres ont pu y penser.

 

Dans le même sens, une TS interrogée sur le sentiment qu’elle aurait si elle acceptait un rapport sans condom avec un client avoue ceci : « Je vais avoir peur de contracter une maladie alors j’irai chez le docteur et lui mentirai en affirmant que le condom a éclaté pendant que j’avais un rapport sexuel avec un homme et je demanderai pour un traitement » 5 (FG-PN- traduction libre de l’anglais). Cette crainte d’être jugées par les intervenants sociaux et le personnel médical fait en sorte qu’une part de l’information potentiellement pertinente pour le développement d’interventions peut ne pas être divulguée par les TS et leurs partenaires sexuels.

 

Outre cette peur du jugement, nous identifions une seconde conséquence au contrôle social généré par la notion de risque, celle d’accentuer la stigmatisation des TS déjà existante. Ces femmes étant d’abord stigmatisées comme prostituées6, elles le sont doublement comme « population touchée par le VIH ». Cela peut favoriser l’intolérance et la violence contre elles et ce, particulièrement de la part des personnes responsables de l’ordre sociale c’est-à-dire la police et les militaires. Or, cette violence peut contribuer à leur vulnérabilité au VIH (Gupta, 2000). Enfin, si cet exercice de contrôle social n’est pas fait de manière consciente par les intervenants sociaux et le personnel médical qui visent à réduire les risques et diminuer l’ampleur du VIH/sida, il peut tout de même représenter une barrière aux interventions en promotion de la santé (Massé, 2003). Il s’avère donc important d’en prendre conscience.

 

2. Quelques recommandations pour les interventions en promotion de la santé

 

Cette réflexion éthique a permis de mettre en lumière un autre visage de la promotion de la santé, précisément celui d’une entreprise de contrôle et d’acculturation envers les populations des milieux prostitutionnels africains, et de révéler, par la même occasion, qu’elle peut agir comme un obstacle aux interventions. Nous avons d’abord fait ressortir les rapports de pouvoir qui se manifestent entre les savoirs scientifiques et populaires, eux-mêmes ancrés dans un contexte de coopération internationale francophone.

 

Par la suite, nous avons exposé l’effet stigmatisant de la manière d’aborder le sujet de la prévention du

VIH/sida à partir de la notion du risque pour les TS et leurs partenaires sexuels. Afin de favoriser la réussite des interventions en promotion de la santé destinées à prévenir le VIH/sida en milieu prostitutionnel africain dans un contexte de coopération francophone, nous suggérons quelques recommandations :

 

Tout d’abord, il s’avère indispensable de prendre conscience des effets pervers de la promotion de la santé dans les interventions réalisées en milieu prostitutionnel africain, notamment en ce qui a trait au rapport qui lie les acteurs engagés dans la lutte contre le VIH/sida aux personnes visées par les interventions et des effets de stigmatisation des approches employées sur les personnes concernées par ces mêmes interventions. À cet égard, Massé (2003) s’exprime ainsi : « le sentiment de travailler pour le bien-être de la population étouffe, dans le quotidien, la prise de conscience des risques et des limites d’une telle entreprise normative » (p.41). Il serait donc pertinent d’intégrer au processus de développement d’interventions une réflexion éthique sur une base quotidienne qui permettrait de rester critique vis-à-vis de son approche. Cette réflexion contribuerait également à promouvoir un meilleur équilibre entre la nécessité d’intervenir et les effets non souhaitables de la promotion de la santé.

 

De plus, le recours à des approches participatives pourrait favoriser un partage des savoirs et des valeurs entre les TS, leurs partenaires sexuels et les responsables du développement des interventions. Cela pourrait non seulement contribuer à améliorer la qualité de ces interventions mais permettrait aussi de travailler dans le respect des cultures, des valeurs et des milieux (Massé, 2003). N’est-ce pas là au fond, ce à quoi devrait nous convier la promotion de la santé?



25/07/2010
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