Ethique médicale interculturelle

Ethique médicale interculturelle

 

Didier Sicard

Président du Comité Consultatif National d'Ethique, Paris, France

 

Communication présentée à l’occasion du colloque « Pratiques soignantes, éthique et sociétés : impasses, alternatives et aspects interculturels », organisé sur l’initiative du PPF RISES de l’Université Lyon 3 en collaboration avec l’Université Lyon 1 et les Hospices Civils de Lyon, avec la participation de l’Université de Marne La Vallée.

 

J'ai quelques scrupules à intervenir à la fin d'un colloque auquel je n'ai pas assisté, ce que je regrette d'ailleurs infiniment. Je crains, en effet, soit d'enfoncer des portes grandes ouvertes, soit d'être totalement décalé par rapport aux préoccupations et réflexions exprimées.

 

En tout cas, le sujet m'est suffisamment cher pour l'avoir vécu à plusieurs reprises lors d'expériences de médecin dans des cultures qui m'étaient étrangères.

 

Découvrir simultanément que le symptôme dans son expression était lié à une tradition culturelle toujours spécifique, ignorant le corpus occidental qui m'avait formé et que la thérapeutique que je proposais était seulement reliée à ce corpus, était une particulière source d'interrogation. J'ai été surpris, par exemple, que le malade s'adapte à ma médecine et ne présente des symptômes différents de ceux qu'il aurait exprimés dans sa propre culture.

 

Le lieu n'est pas ici celui des exemples, mais je peux simplement dire que ma conception de la médecine en a été radicalement et définitivement bouleversée. Loin de renier la médecine occidentale qui m'avait formé, j'en ai simplement découvert l'aspect parfois totalitaire, l'aspect de carapace sans initiation, l'aspect triomphaliste sans modestie, l'aspect d'exclusion sans décentrement, l'aspect de parole plutôt que d'écoute.

 

Existe t-il des critères de choix entre une médecine moderne et une médecine dite complémentaire traditionnelle ? Et si la question était mal posée, évoquant le débat récent entre thérapeutique comportementale et psychanalyse ? Efficacité immédiate ou interrogation sur le fondement du symptôme ? Ce qui est étrange, c'est la part considérable de médecine dite traditionnelle (peut être 80%) dans la médecine dite occidentale. La main qui effleure, le mot qui restaure l'être dans son unité, le riz, le soja donnés aux malades pour respecter leur culture gustative de base, l'oreille qui écoute avant que le larynx du thérapeute ne se mette à vibrer, l'œil attentif à l'autre et non scrutateur ou indifférent, tout cela qui est un peu perdu, est de l'ordre de l'universel et témoigne tout simplement de l'acte de soin. Le paradoxe contemporain, est que plus la médecine se fonde sur des évidences prouvées scientifiquement et plus elle évacue l'être qui s'inquiète d'être transformé en paramètres ne signifiant que des paramètres, en images confisquant pour elle-même la réalité du corps, en molécules indéfiniment interchangeables, réparables, neutralisables.

 

Si le principe de bienfaisance est la pierre d'angle de l'éthique biomédicale, ce principe peut-il transcender les spécificités culturelles, peut-il être contesté par des cultures autres que celle à qui appartient la mise en œuvre de ce principe ? En un mot, la médecine occidentale contemporaine est-elle plus qu'une culture pour étendre son territoire sur l'ensemble du monde humain, nonobstant les cultures ?

 

Cet africain, infecté par le virus du VIH, de passage à Paris qui me demande une trithérapie, ce témoin de Jéhovah qui refuse la transfusion, pourtant si nécessaire, proposée, cette africaine qui refuse en urgence une césarienne, cet asiatique, en fin de vie, persuadé que sa maladie n'est que la malédiction d'un chamane et rechigne au traitement envisagé, cette femme menacée de mort ou rejetée par son groupe si elle avorte, ce couple africain qui demande une fécondation in vitro pour avoir un garçon...

 

Le médecin que je suis, est là avec son savoir, sa puissance technique croissante, ses principes, ses convictions personnelles, ses croyances ou sa spiritualité et ses interrogations.

 

Si l'éthique est l'attention portée à l'autre, qui met en cause, en question soi-même au regard de l'autre, peut-on poser des principes éthiques universels qui laisseraient ou risqueraient de laisser hors champ une pratique éthique individuelle au nom de l'opportunisme ? Peut-il même y avoir une théorie éthique ou une éthique théorique qui s'appuieraient sur des valeurs de références universelles fondant la déontologie primaire « soigner l'autre » ?

 

La pratique « tu choisiras la vie » comme valeur fondamentale ne peut que nous interroger sur la question du sens : de quelle vie s'agit-il ? Peut-il exister des principes qui ne s'ancrent pas dans une réalité quotidienne ? Y-a-t-il même des principes éthiques ? Et si oui, peuvent-ils être transculturels ?

 

L'éthique « c'est ce qui est bien ». Or, ce qui est bien l'est dans un ordre prédéterminé, et là nous butons sur les bornes du langage, car comme le dit Wittgenstein : « on fait toujours l'essai de dire quelque chose qui n'atteint pas l'essence de ce qui est en question et on ne peut pas l'atteindre ».

 

Les mots mêmes de « valeur », « d'humanité », « d'humain », de « juste », restent des concepts qui peuvent être retournés et c'est le danger de laisser à la médecine la responsabilité de théoriser elle-même sur ce qui est bien et ce qui est mal. Comme à mon sens il faut se méfier des « ecclésiastiques » de l'éthique, il n'y a pas de médecin éthicien, il ne peut y avoir qu'un espace de réflexion éthique indéfiniment en manque, donc en devenir.

 

En manque de réflexion d'abord !, car la pratique biomédicale a pour tendance naturelle d'abolir les repères ethniques, de se constituer en véritable culture universelle, à partir des conceptions occidentales, de privilégier ses fondements éthiques sur une culture judéo-chrétienne totalisante. On assiste à une véritable « médicalisation occidentale » de la société, laissant aux virus, aux bactéries, aux parasites, aux substances toxiques, aux images du corps, aux chiffres, aux molécules qui parlent de nous, aux traitements modernes, greffes etc. Le soin de baliser nos repères du monde, de se constituer en ordre universel.

 

Le clonage effraie mais la seule réponse proposée est une interdiction criminalisable, car il est le pur produit de la science éprise d'elle-même, et il nous bouleverse alors plus que celui qui meurt de faim. Le refus du clonage, que certes je partage, nous laisse quitte, à bon compte, de notre pauvreté de réflexion sur la dignité humaine.

 

Jamais il n'y a eu une telle demande de médecine, d'une médecine apparemment toute puissante, ayant gagné ses galons d'universalité. La question posée à l'affection planétaire qu'est le SIDA obtient une réponse planétaire, en théorie tout au moins, car si la question est posée identiquement aux êtres humains, la réponse c'est l'inégalité thérapeutique qui n'a jamais été si grande, c'est à dire une insulte à notre espèce humaine. La réponse à cet africain de passage qui sollicite une trithérapie, car il en apprit les bienfaits, ne peut être que découragée ou au mieux assortie de la nécessité de rester définitivement en France s'il en obtient l'autorisation.

 

Le témoin de Jéhovah qui refuse la transfusion que je lui propose, remet-il en question ma maîtrise médicale, ou blesse-t-il mon altruisme ? La réponse n'est pas forcément du côté de la prise en compte de l'Autre !, elle est plutôt dans le rejet d'une altérité singulière bousculant mes certitudes médicales alors qu'elle devrait peut être se situer du côté de la souffrance d'une décision de notre Humanité brisée dans son unité indistincte.

 

Des principes intangibles de respect, de dignité, de bienfaisance, de justice, de devoir, de solidarité, que fait-on en pratique ! Sinon de les faire pencher du côté du manche, c'est à dire de la réponse technique plutôt que de l'engagement spirituel.

 

Ce greffé du rein, sans ressource, immigré, aura droit à une aide financière quasi illimitée tant que les problèmes techniques se poseront, c'est à dire les soins médicaux. Le jour où il n'aura plus ce besoin de soins sophistiqués mais d'un toit et de nourriture, le jour où il ira bien, la médecine en terme de bienfaisance se sentira quitte, car elle lui a sauvé la vie, à lui qui n'avait rien d'autre que cette vie. Ce n'est pas à elle, dira-t-on, de venir en aide à l'être dans toute sa détresse. La médecine n'est-elle pourtant qu'une discipline scientifique ? Où est alors ma responsabilité de médecin ? Les soins que je lui ai prodigués ne m'engagent-ils pas au-delà ?

 

La réponse à ce manque peut être cinglante, en évitant naturellement les réponses primaires ou égoïstes. Elle peut être « éthiquement correcte » posant, par-là même, la question du relativisme moral ou du relativisme éthique. On peut en effet appliquer de façon contradictoire les principes éthiques de bienfaisance et d'autonomie. Mille exemples nous en donnent l'occasion. Le Japonais considère qu'un prélèvement sur un corps humain, aux fins de greffe, est un scandale, mais en même temps il considère que laisser mourir un être sans aide est aussi un scandale. « L'éthiquement correct » est-il ici dans le respect de l'intangibilité du corps humain ou au contraire dans sa transgression ? L'anonymat du donneur dans la transfusion est récent. On s'est longtemps interrogé sur la validité d'une transfusion de sang d'un noir à un blanc (!...) La médecine confisque-t-elle, par le produit qu'elle manipule, les interdits culturels ? Un produit labile identifiable est-il plus l'objet d'interdits qu'un pool de produits sanguins d'origine humaine ? Mille personnes sont-elles plus anodines, anonymes qu'une personne ? Un foie, médicalisé par la greffe, perd t-il toute identité culturelle ? Une bio prothèse de porc, un sang issu d'un porc transgénique sont-ils devenus des produits totalement industriels ? Autrement dit, l'anonymat crée t-il une opacité culturelle ? La transmission du virus du SIDA en Afrique et en Asie est favorisée par les traditions culturelles qui posent la question du statut de la femme, de sa soumission à un ordre masculin, de son absence d'indépendance sexuelle ; et il peut être tentant de limiter notre action à la distribution de chimiothérapie, certes utiles, mais connaissant l'inégalité foncière homme/femme dans ce domaine.

 

Intervenir dans les tabous culturels, dans les systèmes de représentation, dans le symbolisme même de la maladie, remet en cause le statut de l'individu qui fait partie du groupe, et justifie la « non-action » par respect de la personne. Respecter l'autre dans sa singularité est éthiquement bien, mais est-ce suffisant et n'est-on pas appelé parfois à la contourner ?

 

Le secret médical me semble être un repère absolu ; une des rares balises qui permet à l'être souffrant de ne pas être « jeté aux chiens » de par sa souffrance même, de ne pas voir exposée à l'indifférence ou à la cruauté du groupe une intimité impuissante, de ne pas permettre que l'aide reçue soit payée d'une exposition obscène. Et pourtant chaque culture imprime à la maladie sa marque où plutôt lui confère un statut dans le groupe ; ici la culture encourage au stoïcisme, à la résignation, à l'enfouissement car la maladie extériorisée est une perte de face. Là, au contraire, elle encourage à la solidarité, à la mise en commun de la souffrance, à l'appel public à l'autre, à l'expression de la douleur comme constitutifs du lien social. Le secret médical opère comme « gardien de la face » d'un côté, mais peut être cause d'une rupture possible d'une solidarité culturelle, de l'autre. Pourtant cette apparente contradiction n'en est pas une, car on ne passe pas innocemment de la culture de groupe à l'individu. Un sida en Extrême Orient ou en Afrique du Nord reste un sida confrontant l'individu plus à son fond humain universel qu'à sa culture.

 

Ce qui est ici de l'ordre de la culture, c'est le regard porté collectivement sur le sida, ici indulgent, là intolérant.

 

Le secret médical n'est pas un problème culturel, c'est une question essentielle qui concerne le rapport à son corps qu'entretient chaque être. L'éthique biomédicale ne peut donc se satisfaire du regard culturel, elle ne peut que s'approcher de l'autre dans sa solitude absolue.

 

La fin de vie. La mort et l'assistance médicale à la mort. Il peut être tentant de prendre en compte la culture dans la question éthique de l'affrontement de la fin de vie. Ici, accepter une résignation à un destin marqué par le divin ou non, ce qui peut conduire à ne pas solliciter une aide trop humaine, là, parce que la vie est considérée comme seule réalité inentamable, solliciter au contraire des attitudes médicales ultra conservatoires au-delà du sens commun ; là encore refuser au nom de la dignité humaine des soins considérés comme inhumains (intubation, etc. ...).

 

L'assistance médicale à la procréation : il est étrange de lier ici ces deux chapitres de la médecine, mort et naissance. Il n'y a pas en effet de symboles plus profonds, de repères plus communs pour une société que ces deux termes. Les fondements culturels traditionnels sont remis en question par le statut de l'embryon, du nouveau-né. La parenté est une des structures fondamentales de notre Humanité. Encourager médicalement la procréation pour des raisons plus « tribales » qu'individuelles pose en soi un problème éthique. Une réponse singularisée, comme par exemple mettre l'assistance médicale à la procréation au service d'une naissance mâle, risque de mettre le médecin dans une dépendance culturelle étrange. La magie de la médecine risque alors de prendre la place de la magie totémique.

 

« Ethiquement correct », au nom des singularités culturelles, peut enfin, paradoxalement être une forme de mépris : « les Africains ne sentent pas la douleur », « les Asiatiques craignent d'extérioriser leurs sentiments », « les Africains du nord transfèrent leur plainte sur le groupe »..., comme si un groupe humain voulait se rassurer en attribuant à un autre groupe humain des constantes culturelles, sociales, intangibles et qui ne le remettent pas en cause lui. Une discrimination positive est probablement un des facteurs, qui, s'ils dégagent apparemment la responsabilité d'un être par rapport à un autre, mettent en cause le principe même d'humanité. Laisser exciser une petite fille au nom de principes religieux nous pose la question de notre appartenance à la même espèce humaine... Mais est-ce vraiment à la médecine occidentale de le dire ? N'est ce pas plutôt à la société, en particulier aux femmes elles-mêmes ?

 

Ainsi, il peut être tentant de passer d'une médecine culturellement occidentale et techniquement universelle, niant les cultures autres, au nom de l'efficience et de ses certitudes, à une médecine de respect des différences culturelles, « éthiquement correcte », qui balaye les convictions et encourage à la neutralité.

 

C'est là en effet que tout commence! C'est là qu'un travail de quête, de sagesse s'impose, un travail « d'intention éthique » comme le souligne Paul RICOEUR. La césure peut en effet être créatrice d'une mise en marche éthique.

 

Il peut m'arriver d'agir avec une réponse qui remet en cause ce qui me structure, mais c'est parce que je peux m'abstraire parfois de ma culture que je peux aller au devant de l'autre dans une réponse qui alors m'expose.

 

S'approcher du corps, quel qu’il soit, en respectant sa pudeur, guetter le regard et poursuivre l'examen à l'aune d'une intimité protégée en même temps que vulnérabilisée et craintive, est toujours un acte médical dont les enjeux sont au-delà de cette simple relation thérapeutique.

 

Expliquer, pour faire mieux comprendre, ce qu'est un projet thérapeutique, percevoir que la médecine, vis à vis d'un être non préparé à la modernité peut être vécue comme agressive et possessive, comprendre que face à l'irruption d'une médecine forte, la contre-réponse d'une culture acculée ne puisse être que la résistance, qui en limite l'acceptabilité (on le voit aussi dans nos sociétés apparemment développées, par exemple avec les attitudes défensives ou du moins fantasmatiques contre le Ru 480). S'interroger sur le statut mythique de l'image par rapport au corps, accepter consciemment que nos pratiques médicales remettent en cause des fondements culturels fondateurs, sont autant de pistes qui interrogent l'inter culturalité à l'époque de la mondialisation.

 

Le médecin est en effet engagé, qu'il le veuille ou non, dans la gestion des problèmes de société ; il reste un des rares garants de la solidarité humaine dans une société qui se veut de plus en plus médicalisée. Il est de ceux qui, par l'engagement de leur responsabilité personnelle, se souviennent que l'humanité partage des valeurs communes d'échange, qui ne peuvent pas être érigées en principes, mais plutôt faire que « les actes de langage soient ancrés dans le langage des actes ». Le discours médical qui tend à l'universel doit toujours continuer à s'interroger sur ses pratiques culturelles, convoquées à un débat pluraliste, s'interroger sur la notion qu'il est lui-même une culture. Il est étrange que ce soit à partir des conflits de conscience sur l'embryon ou sur la fin de vie que l'on n'ait jamais autant parlé de dignité humaine. Comme s'il fallait un affrontement culturel pour parler de l'homme ! Et plutôt que de s'arc-bouter sur ces certitudes, plutôt que d'abandonner l'autre au nom du respect de ses convictions étrangères, l'éthique biomédicale doit s'interroger sur ses limites et aussi ses richesses.

 

L'intolérance c'est le non-regard, la non-acceptation de l'autre. On ne transige pas avec l'intolérance, mais être tolérant ne veut pas dire perdre son intransigeance. On ne transige pas sur le respect de l'autre, cela veut dire que le médecin n'est jamais quitte d'un débat de conscience dont l'objet est avant tout de préserver ce qui nous relie à la même Humanité. « Entrer dans l'échange, soutenir la complexité de l'exigence de la justice, telle est la courbe simple et difficile de la dimension éthique » de la médecine (O.ABEL).

 

Adresse Internet:

http://agora.qc.ca/colloque/pses2005.nsf/Conferences/Ethique_medicale_interculturelle_Didier_Sicard



02/07/2008
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