Les sentinelles de l’éthique

Les sentinelles de l’éthique

 

 

Roger GUEDJ, professeur

Membre du comité consultatif de déontologie et d’éthique de l’IRD.

Membre du comité scientifique et médical de Sidaction

Chargé de cours à l’Institut Pasteur de Paris

 


 

Le texte suivant est extrait d’un article intitulé « Investigation scientifique sur l’être humain : Quels problèmes éthiques ? », publié en 2006

 


 

Pourquoi avoir choisi le Sida pour débattre sur l’investigation scientifique sur l’être humain ? L’apparition (1980) des premiers cas d’une maladie qui avait pratiquement disparu, la pneumocystose, et décelés par le CDC (Center for desease control) en Alabama aux Etats-Unis, a marqué le début de l’épidémie du Sida qui doit se comprendre comme un défi dont on ne peut atténuer ni la violence ni la gravité surtout dans les pays en voie de développement. Depuis cette date jusqu’à nos jours de très nombreuses molécules potentiellement anti-VIH, ainsi que des préparations vaccinales ont été testées sur l’homme (patients et sujets saints) avec plus ou moins de bonheur. Il n’est pas inutile de rappeler le succès relatif des traitements depuis 1996, date des premières tri-thérapies, qui d’une certaine façon contiennent le virus sans l’éradiquer, pour ceux qui ont la chance d’accéder aux soins. Mais on peut aussi noter l’échec de la prévention et la grande désillusion quant à la mise au point d’un vaccin qui se heurte à la variabilité génétique démoniaque du VIH et à d’autres difficultés liées principalement aux réponses inadaptées de notre système immunitaire.

 

Durant toute cette période, où l’essai clinique prend une place considérable, la Sida a transformé profondément, non seulement la recherche sur l’éthique, mais aussi d’une certaine manière la société dans sa relation avec la médecine en général et les patients en particulier. C’est en ce sens que le Sida est un bon « modèle » d’étude sur l’investigation scientifique sur l’être humain :

 

1°) Le patient n’est plus passif, il devient acteur aussi bien dans le choix des traitements médicaux que dans celui de l’élaboration des protocoles. Lors du congrès de Toronto, en Août 2006, précédemment cité, s’est tenu un symposium parallèle où le thème abordé s’attachait à esquisser l’histoire récente « médicale et scientifique » de ces 25 années de l’épidémie de l’infection par le VIH jusqu’à nos jours. Le but étant ensuite d’en tirer les leçons des échecs et réussites.

 

Le principal message de ce symposium, c’est d’avoir souligné, l’intérêt majeur, source d’avancées scientifiques, de la confrontation, pas toujours très facile, entre les associations des patients et le monde médical (chercheurs, cliniciens et firmes pharmaceutiques). Cette confrontation fut à l’origine d’une rupture de deux parcours respectifs, parallèles, antagonistes et l’amorce d’une prise en charge conjointe des patients par eux-mêmes et par le monde médical. Les remerciements aux patients, dans tous les congrès VIH, des conférenciers rapportant des essais cliniques sont à cet égard très significatifs.

 

À n’en pas douter, il s’agit d’un changement de la relation patient médecin qui a largement dépassé les frontières du VIH et qui s’inscrit parfaitement dans les principes de bioéthique définis précédemment. La Ligue internationale contre le cancer a organisé à son tour mais bien plus tardivement des états généraux des malades du cancer reprenant les mêmes principes d’une participation effective des patients en tant acteur dans le choix en particulier des protocoles, confortant ainsi le consentement éclairé un des piliers de l’éthique. Le Sida a donc été un révélateur du dysfonctionnement ; une véritable approche éthique dans le champ de la santé publique et plus particulièrement dans l’investigation scientifique sur l’être humain s’est alors imposée.

 

2°) La vigilance du patient, quelquefois excessive, voire activiste, s’est invitée dans les débats des agences sanitaires et a renforcé ainsi l’indépendance des expertises, inhérente à l’éthique biomédicale.

 

3°) Le Sida en tant qu’épidémie n’épargnant aucun continent a mis en relief la nécessité d’un changement profond de la relation entre les pays du Nord et du Sud ; à la mondialisation de la maladie doit répondre une mondialisation de la solidarité ce qui implique, entre autres, que les PED ne doivent plus être considérés comme un champ d’expérimentation pour les pays du Nord.

 

4°) La nécessité d’une mise en place d’observatoire sanitaire efficace (à l’image du CDC qui a décelé le Sida), chargé de veiller à l’émergence de nouvelles maladies, s’est fait nettement ressentir depuis l’apparition du Sida. On se souviendra qu’en France, en 1980, plus aucune équipe de recherche ne travaillait sur les rétrovirus. La réponse dans l’urgence à un problème n’est pas sans effet sur l’éthique, souvent alors sacrifiée au motif qu’il faut parer au plus pressé.

 

5°) Dans cette accumulation d’essais thérapeutiques, les essais négatifs ou des effets secondaires non désirés sont souvent passés sous silence (encore très récemment les effets secondaires du Trasytol –médicament prescrit avant une intervention médicale pour favoriser la coagulation- sur le rein et le coeur ont été masqués par la firme Bayer). La description des essais négatifs ou des effets secondaires est aussi une priorité de l’éthique dans l’expérimentation humaine. Le sida a été, là aussi, un révélateur de ce dysfonctionnement, on le doit encore à la vigilance des patients.

 

Conclusion : éthique de la recherche, le consensus en crise ?

 

Dans une première rédaction de mon intervention, le paragraphe « les sentinelles de l’éthique » faisait figure de conclusion qui se voulait positive. Or une étude, très récemment publiée (septembre 2006), coordonnée par l’Inserm depuis septembre 2005, qui engage évidemment ce grand organisme de recherche et d’autre organismes internationaux, révèle une « crise du consensus éthique de la recherche biomédicale ».

 

Cette étude, financée par l’Europe, a été réalisée par le premier réseau latino-Américain-européen, Eulabor (pour European and Latin American Ethical Regulation Systems of Biomedical Research), composé de 8 partenaires, France, Allemagne, Espagne, Chili, Argentine, Mexique, Brésil, et Uruguay. Ce réseau qui a pour but d’étudier les enjeux éthiques actuels de la recherche biomédicale, a rendu un premier rapport dans lequel on peut lire « nous sommes face à une crise du consensus éthique de la recherche biomédicale qui s’est mis en place, dans la seconde moitié du XXe siècle, à travers un certain nombre de déclarations internationales : code de Nuremberg en 1947, déclaration d’Helsinki en 1963... ».

 

Selon cette étude, les raisons de cette crise seraient multiples, on peut en citer deux :

1°) La première est liée au fait que certaines puissances industrielles se désengagent du principe d’éthique universelle liée aux droits de l’homme et réalisent dans des pays en développement des essais cliniques qui ne seraient pas autorisés chez eux.

2°) La seconde concerne le dysfonctionnement de deux pierres angulaires du consensus éthique : le consentement libre et éclairé des personnes, et les comités d’éthique de la recherche biomédicale.

 

Ce rapport souligne néanmoins les grandes différences entre pays. En Europe, et singulièrement en France, l’information, le recueil du consentement et son évaluation par les comités sont devenus surtout une démarche juridico-administrative. Par contre dans certains pays latino-américains, comme le Brésil, le niveau d’exigence des comités est « notable, avec une participation active des représentants de la communauté ». A cet égard, -et ceci est hors rapport, c’est nous qui le soulignons- nous pouvons rappeler que le Brésil, est souvent présenté comme une référence dans la lutte anti-VIH. : réponse précoce, dès 1983, à l’infection, respect des droits de l’homme, accès gratuit aux traitements (près de 170000 patients sont traités actuellement), fabrication locale de nombreuses molécules antirétrovirales appelées improprement génériques…

 

Cette étude indique aussi que l’un des facteurs permettant de rendre partiellement compte de cette crise réside dans le fait que « l’intérêt économique a primé de façon démesurée sur celui des scientifiques et celui des patients ». Elle souligne avec force que la notion de « conflits d’intérêts » est en elle même anti-éthique. A ce propos (et c’est nous qui l’ajoutons), il est remarquable de constater que dans les essais cliniques VIH, l’investigateur est souvent à la fois promoteur et conseiller de la firme pharmaceutique participant à l’essai !!! Plus grave, on observe aujourd’hui, note ce rapport, encore une « délocalisation de la recherche clinique à destination de pays où la protection des personnes est davantage précaire ».

 

Alors que faire ? Redonner la parole aux patients, les considérer comme partenaires de la recherche, c’est-à-dire reprendre les points développés dans le paragraphe précédent, les « sentinelles de l’éthique ». Les auteurs de ce rapport rappellent la démarche en France des associations de patients VIH+ et soulignent qu’au Chili, dans un contexte très différent, les associations ont fait voter une loi garantissant des droits minimaux pour les malades, en termes d’accès aux soins, de confidentialité…

 

 



04/09/2011
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