Quel universalisme pour la recherche ?

Quel universalisme pour la recherche ?

 

Nicolas DODIER

INSERM U502, EHESS (Paris)

 

« L'éthique du Nord sacrifie les malades du Sud » : dans un « point de vue » au titre marquant, paru dans Le Monde en février dernier, Philippe Kourilsky questionnait la « course aux standards » réglementaires pesant sur la recherche, le développement et la fabrication des médicaments et des vaccins1. Parce qu'elle «  met hors jeu les pays en développement », la « mondialisation réglementaire » devrait être aujourd'hui questionnée : « De quel droit voulons-nous exporter nos normes, notre jugement, notre éthique de pays riches à ceux qui manquent de tout ou presque tout ? ». Cet article de Nicolas DODIER approfondit cet appel à la réflexion, en analysant ce « choc des universalismes » qu'expriment les problèmes éthiques de la recherche et de l'accès aux traitements au Sud2.

 

 

Dans une tribune publiée par Le Monde en février dernier, Philippe Kourilsky dénonce les effets désastreux pour les pays du Sud des réglementations qui régissent aujourd'hui, à l'échelle internationale, le développement et la production des vaccins et des médicaments. Depuis l'apparition du sida, ce n'est certes pas le premier article qui appelle l'opinion publique à réagir face aux inégalités criantes, entre pays du Nord et pays du Sud, en matière d'expérimentation et de circulation des produits de santé. De nombreux débats ont déjà traversé le monde scientifique et l'espace public : en 1986 et 1991, à l'occasion des essais de vaccin thérapeutique menés par Daniel Zagury au Zaïre et en France ; au début des années 1990, lors des premières tentatives de mise en point de traitements par les pays du Sud ; dans la deuxième moitié des années 1990, avec les controverses autour des essais de traitements organisés par l'Agence nationale de recherches sur le sida (transmission materno-foetale, bactrim) ; et enfin, à la fin des années 1990, autour des prises de brevets relatifs aux médicaments "essentiels". Ce sont, à ces occasions, une grande diversité d'acteurs (médecins, scientifiques, responsables d'agences, représentants de laboratoires pharmaceutiques ou de fondations, associations de malades, journalistes...) qui se sont exprimés pour défendre des conceptions contrastées de l'éthique de la médecine et de la recherche médicale au Sud.

 

L'article de Philippe Kourilsky s'inscrit néanmoins dans un infléchissement sensible du contexte. Les premières controverses, au tournant des années 80-90, étaient typiques d'une situation où une mondialisation de l'éthique et de la réglementation commençait tout juste à poindre, en réaction au modèle antérieur, dans lequel l'autorité morale traditionnelle du clinicien-expérimentateur jouait un rôle majeur : à la fois garante de l'éthique et des réalités du terrain. Les controverses ultérieures étaient caractérisées, au contraire, par des divergences à l'intérieur d'un monde où les standards internationaux de réglementation s'étaient imposés. L'intervention de Philippe Kourilsky témoigne d'une nouvelle forme d'interrogation qui s'appuie sur le bilan plus global que l'on peut tirer désormais de l'ensemble du système des essais cliniques au niveau international.

 

Réflexion salutaire, qui tend à redonner à la réglementation actuelle son véritable statut (un dispositif conçu à un moment donné de l'histoire), alors que certains avaient pu la présenter comme la seule façon possible de penser l'éthique ou la science. Faisant volontiers référence à l'exemple du sida, l'article élargit le débat à de nombreuses pathologies, notamment infectieuses. Le texte nous invite ainsi à explorer une bioéthique que l'on pourrait qualifier de "désenclavée", davantage insérée que par le passé dans l'ensemble des questions sociales et politiques que pose aujourd'hui le développement de la biomédecine à l'échelle planétaire. Le fait qu'un scientifique occupant une position académique reconnue soulève aujourd'hui ce genre de question mérite d'être signalé.

 

Ce cadre étant posé, examinons l'option plus précisément défendue par l'auteur. On peut la résumer de la façon suivante : les standards actuels de réglementation véhiculés par les agences dans les pays du Nord sont trop stricts. Ils procèdent d'une logique "sécuritaire" qui pèse sur les pays du Nord eux-mêmes, en augmentant les coûts des laboratoires, et donc au final les prix des médicaments, pour des bénéfices incertains. Mais ces standards pèsent surtout d'une façon dramatique sur les pays du Sud, en cherchant à s'imposer, selon une logique impérialiste, parée des atours d'une éthique universelle. Pour Philippe Kourilsky, on ne favorisera le développement et la fabrication de produits de santé dans les pays du Sud qu'en desserrant l'étau d'une réglementation trop stricte conçue avant tout pour les marchés "riches". On accordera ainsi aux pays pauvres plus de marges de manoeuvre pour concevoir des modes de développement des traitements appropriés à leur situation spécifique. La thèse présente une véritable cohérence, mais elle repose sur quelques postulats qui méritent d'être réinterrogés. J'en mentionnerai trois.

 

La position des industriels tout d'abord. L'auteur nous invite à ne pas diaboliser les firmes pharmaceutiques en les rendant seules responsables du sort réservé aux malades des pays du Sud. Cette position a le mérite de mettre l'accent sur l'ensemble des acteurs qui participent au système des essais. Néanmoins, Kourilsky va trop loin lorsqu'il présente les firmes comme des acteurs faibles du système, des acteurs quelque peu passifs, qui ne font que subir les standards de la réglementation imposés par les agences. Vision insuffisante. Si les grands laboratoires critiquent volontiers certains aspects de la réglementation actuelle, ils en sont également les bénéficiaires et les promoteurs. Ils en ont intégré de longue date les principes, et sont en mesure d'écarter ou d'assimiler les nouveaux venus, insuffisamment équipés en la matière. La réglementation n'est pas un frein à l'économie de marché, mais une manière de définir des chemins pour réaliser du profit. Il s'agit aujourd'hui de trouver les nouveaux leviers susceptibles de réorienter le capitalisme international, dans une nouvelle phase de son développement, vers une réalisation du profit plus conforme à des objectifs de santé publique. Philippe Kourilsky reste prisonnier de la déréglementation comme seul horizon pour une telle réorientation, alors que bien d'autres possibilités sont susceptibles d'être expérimentées. On a pu déjà jouer, par exemple, dans les pays du Nord, sur des autorisations "temporaires" d'utilisation de médicaments, plus souples mais réversibles, financées par l'Etat, ou par les entreprises, ajustées à des situations d'urgence sanitaire. On a pu construire des mécanismes spécifiques pour les maladies orphelines. Les mobilisations plus récentes en matière de brevets tendent à montrer, là encore, que l'on peut essayer d'infléchir les stratégies des firmes dans de nouvelles directions. C'est une formule que Philippe Kourilsky considère comme secondaire. Il ne faut pas, bien évidemment, en attendre la solution miracle, et d'ailleurs les avancées actuelles restent infimes au regard des besoins sanitaires. Néanmoins, il s'agit d'un outil important pour réorienter de façon durable les laboratoires pharmaceutiques dans des voies plus compatibles avec l'accès à certains produits.

 

Pour appuyer son argument, Philippe Kourilsky présente par ailleurs les partisans d'une éthique "universelle" sous un angle quelque peu caricatural. Tout d'abord en faisant comme s'il s'agissait de "notre éthique", à nous les riches. La situation n'est pas aussi simple. Tout le monde, dans les pays riches, ne partage pas la même conception de l'éthique. De fait, ce qui a été institué comme modèle de référence, au sein des institutions scientifiques, des agences sanitaires, et parmi de nombreuses ONG, c'est le principe des essais contrôlés, et le respect d'un certain nombre de procédures destinées

à assurer l'éthique des expérimentations (consentement éclairé, passage devant un comité d'éthique,...). Mais des marges d'opposition subsistent contre ce moule. Et surtout, à l'intérieur de ce moule, des conceptions très différentes de l'expérimentation ont pu déjà s'exprimer. Ce fut une leçon importante des controverses autour des essais cliniques au Sud dans la deuxième moitié des années 90. Les uns ont été partisans d'une mise à disposition directe, dans les pays du Sud, des traitements testés au Nord. Les autres ont au contraire défendu une réévaluation, au Sud, de médicaments allégés, plus ajustés à ce qu'ils considéraient comme des contraintes économiques, sociales, culturelles. Il est enfin trop simple de qualifier les défenseurs d'une éthique universelle de porteurs d'un "impérialisme idéologique". Car le principe d'une éthique universelle a pu servir d'outil, dans certaines circonstances, pour faire valoir des impératifs très concrets liés à l'urgence sanitaire. C'est par exemple en réclamant une certaine intransigeance face aux volontés de préserver une autonomie des Etats au Sud que la médecine humanitaire a pu imposer l'accès à des traitements dans des circonstances exceptionnelles (notions d'ingérence "humanitaire", voire "thérapeutique"). C'est également en estimant qu'il fallait clore, à un moment donné, l'argument qui consiste à prendre en compte des spécificités "locales" pour relativiser la portée d'expérimentations menées dans les pays du Nord, que des ONG, puis des programmes internationaux, ont entrepris de distribuer des antirétroviraux au Sud. L'enjeu actuel n'est donc pas d'opposer une éthique universelle, supposée "impérialiste", et un respect des éthiques locales. Les partisans crédibles d'une éthique universelle se préoccupent tous du terrain. Les défenseurs des réalités locales raisonnent à partir d'un

noyau de règles internationales. La question s'est déplacée : quel type d'universalisme voulons-nous aujourd'hui construire ?

 

Et cette question en amène une autre: comment et par qui peut être représentée la réalité économique, sociale, culturelle, biologique des pays pauvres ? Kourilsky rappelle très justement qu'il faut donner une voix aux pays pauvres, et prendre en considération le "terrain". Cela dit, on saisit mal la conception de la représentation qu'il cherche à promouvoir. S'agit-il d'un retour à une certaine tradition clinique, qui conférait plus de liberté aux médecins et aux chercheurs ? D'une recherche d'alliance avec ceux qui, au sein des pays du Sud, souhaiteraient essentiellement assouplir les réglementations existantes (contre les "barrières protectionnistes" érigées au Nord) ? L'auteur s'en tient, pour l'essentiel, à affirmer son scepticisme pour les organismes internationaux, au motif que les experts qui y travaillent auraient du mal à s'extraire de la défense des intérêts nationaux. On peut regretter que son article ne fasse pas mention du travail politique déjà esquissé pour tenter de construire, localement ou globalement, des dispositifs de représentation ajustés : mobilisation d'associations de malades, au Nord comme au Sud, sur ces questions ; initiatives relevant de la médecine humanitaire ; réflexions sur les apports et les limites de la philanthropie, etc. Questions essentielles de la cosmopolitique dans laquelle nous sommes dorénavant plongés. Vingt ans d'épidémie de sida donnent déjà, pour peu qu'on sache les lire, des indications sur la façon dont les acteurs existants ont commencé à réclamer ou à saisir certains pouvoirs, et sur ce qu'ils en ont fait.

 

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1 - Philippe Kourilsky, « L'éthique du Nord sacrifie les malades du Sud », Le Monde, 8-9 février 2004, www.lemonde.fr/web/recherche_resumedoc/1,13-0,37-839060,0.html

2 - Nicolas Dodier, « Leçons politiques de l'épidémie de sida », Paris, Editions de l'Ehess, 2003

 

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Cet article a été publié par Transcriptase (N°115, avril/mai 2004) et est disponible à l'adresse suivante :

http://www.pistes.fr/transcriptases/115_364.htm



07/08/2008
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