Sida : l’« irruption » de la personne malade

Sida : l'« irruption » de la personne malade

 

Christian SAOUT, Ancien président de l’association AIDES, Président de la Conférence nationale de santé.

Extrait de « Ethique, médecine et société », Paris, Vuibert 2007, Éditorial - décembre 2007

 

La prise de conscience

 

C’est bien d’« irruption » dont il faut parler car la manifestation des personnes touchées par l’épidémie du VIH/sida a été particulièrement vive, parfois même agressive vis-à-vis des systèmes de santé et des États, comme face aux sociétés et aux opinions. C’est bien de la « personne malade » qu’il faut parler, car il ne s’agissait pas pour ceux qui se sont élevés, de se tenir dans la position traditionnellement entendue — et attendue — du patient aux ordres de la médecine. Rien de tout cela n’est une évidence. Il a fallu un cocktail singulier conjuguant un choc épidémique, une faillite sanitaire, une communauté singulièrement touchée à une période bien déterminée.

 

Un choc épidémique car la modernité croyait avoir réglé son sort aux épidémies avec les succès de la médecine du second vingtième siècle. Les États, quel que soit leur niveau de développement, ont dû dans un premier temps affronter l’épidémie à mains nues. Sans connaissances, avec douleur, les hommes de sciences ont partagé cette faillite avec les malades. Le fait que la communauté homosexuelle ait été la première touchée constitue, finalement, un point de force. Plutôt bien insérés, cultivés et encore imprégnés des combats menés une décennie auparavant pour la reconnaissance de leur identité, les homosexuels disposent ainsi d’un capital qui leur permet — au moins dans les pays du Nord — de revendiquer avec intensité l’adaptation des systèmes de santé et de droit en considération des épreuves qu’ils affrontent.

 

Enfin, la période joue efficacement dans le sens d’une mobilisation de haut niveau : l’affirmation du primat de l’individu - même s’il signe la remise en cause des solidarités historiquement construites au vingtième siècle dans les pays développés - pousse à la revendication de droits et de moyens pour conférer à cette exigence une substance concrète. La question du renforcement des Droits de l’homme après 1945 aura été mise en avant dans de nombreux ensembles régionaux comme sur le plan mondial. Et la forte croissance des pays du Nord aura construit un imaginaire de solidarité dont personne ne comprendrait qu’il soit remis en cause. Dans un tel contexte, il n’est pas question de gérer l’épidémie de VIH/sida en enfermant les populations mais, au contraire, en admettant les hommes et les femmes séropositifs comme des individus à part entière, dotés des droits et des moyens de vivre « comme les autres ». C’est cette détermination qui se heurte brutalement aux faillites du savoir scientifique et des responsables publics, notamment dans l’inégale répartition des richesses entre le Nord et le Sud face à l’épidémie, pour provoquer une prise de conscience mondiale concernant la santé et qui va faire, qu’aujourd’hui, « plus rien n’est pareil ».

 

En effet, même s’il y a eu de nombreuses manifestations de la prise de conscience des patients en France et dans le monde, les résultats obtenus n’ont pas permis de changer considérablement l’ordre sanitaire au début des années 80. Daniel DEFERT qui a créé AIDES en 1984 en témoigne. Ainsi, dans la lettre qu’il a publiée dans Libération, le 25 septembre 1984, pour appeler à la création de AIDES, il souligne : « Les médecins confinent encore leurs scrupules déontologiques à taire ou non la chose au malade. » La relation médecin-malade n’a donc pas encore pris un tour moderne et ce sont les exigences posées par les malades qui vont bousculer l’ordre établi du fameux« colloque singulier » bâti sur l’idée que la maladie relève tout entière du traitement médical. Or, ce qui change aussi avec le sida et ses combattants, c’est la conquête d’un espace social parce qu’il n’y a aucune raison que ces malades, touchés par le VIH/sida, soient traités différemment des autres et, aussi, parce que cette affection à des conséquences sociales : la stigmatisation et la discrimination dans l’accès aux soins et aux droits en raison des modes de contamination que des représentations sociales n’admettent pas facilement.

 

Comment résumer la façon dont ce choc va produire ses effets dans nos sociétés, système sanitaire et champ social confondus ? Daniel DEFERT l’a résumé dans son intervention à l’ouverture de la Ve Conférence mondiale sur le sida à Montréal, le 4 juin 1989 : « Comme l’a analysé Michel Foucault, le système médical moderne n’avait pu se développer qu’avec un point d’appui extérieur, la famille. Or, la spécificité de cette épidémie a été d’atteindre les gens dans leurs rapports familiaux. L’auto-organisation des patients, substitutif au milieu familial, a ainsi pris toute sa signification. »

 

Une mobilisation propositionnelle et protestataire

 

Partout dans le monde, les malades vont s’organiser. Pour informer, créer du lien entre les personnes touchées et concernées, construire des solidarités face aux conséquences économiques et sociales de l’infection par le VIH/SIDA. Ils s’organisent le plus souvent en dehors de la médecine, impuissante, mais qui a surtout - et encore dans les années 80 - une fâcheuse propension à l’organicité : elle voit des corps, connaît des « lits », digère des bilans et propose des diagnostics. Mais, elle reste sourde à la dimension humaine : attentes personnelles, dimension individuelle, nouvelles formes de la proximité, amitiés, inscription sociale. Dans un premier temps, ces malades s’organisent sans perspective de traitements efficaces. Puis, ils intègrent très vite la dimension d’appropriation des savoirs scientifiques sur la maladie, se battent pour la recherche et les traitements et pour une allocation plus équitable des ressources sur le plan mondial dans la lutte contre le sida. Ils le font de deux façons :- propositionnelle : en organisant des solidarités actives et des évolutions réglementaires ou légales ;- protestataire : en portant publiquement, dans des formes où ils risquent parfois le rejet, les exigences des personnes touchées quand leurs propositions sont en échec.

 

Articulant proposition et protestation, ce qu’il est convenu d’appeler les « mouvements de lutte contre le sida », ils obtiendront probablement plus que ce que des organisations relatives à d’autres pathologies n’auront obtenu jusqu’alors.

 

Cette approche est partagée par tous, en dehors de positions extrêmes que les malades auront à combattre si l’on se fie à l’étendue des législations adoptées de par le monde. Déjà, en 1990, à l’occasion d’un colloque organisé par l’Université Louis-Pasteur de Strasbourg, Lucette KHAÏAT, ingénieur de recherches au CNRS, ne dénombre pas moins de quatre-vingt pays qui ont légiféré à propos du sida, parce que, dit-elle, « il est plus confortable de croire que la peste frappe les pestiférés ». « Des contraintes tolérées sans broncher se heurtent aujourd’hui à une résistance générale » exprime à son tour en1993, Mirko GRMEK, historien de la médecine. Cette résistance générale se vérifie en France, comme dans le monde, même s’il y a encore beaucoup à faire au niveau international.

 

Les associations elles-mêmes changent. Ce ne sont plus des associations de dames patronnesses ou présidées par des médecins. Les personnes touchées sont à la direction. Elles sont aux « affaires ». Ce sont elles qui orientent l’action. Elles posent, au surplus, des règles d’exigence. Dans la sphère de la relation d’aide, le non-jugement et la confidentialité sont de rigueur. Dans le cadre de l’action, la conduite méthodologique est garantie. Dans le plaidoyer, l’observation des faits et leur documentation chiffrée ou phénoménologique sont avancées. Dans le groupe associatif, ce ne sont plus des bénévoles mais des volontaires ou des activistes, indiquant par ces évolutions sémantiques les contraintes que les acteurs se donnent en termes de formation, de rigueur et d’action. À l’occasion des conférences internationales ou des colloques scientifiques, les malades se manifestent pour obtenir la mise à disposition précoce de médicaments, l’allocation de ressources pour les pays du Sud, l’éthique des essais thérapeutiques. Elles protestent parfois violemment, s’en prenant dans les congrès et les colloques aux stands des firmes pharmaceutiques mal engagées dans des procès injustes ou rétives à mettre sur le marché des médicaments à prix coûtant pour les pays du Sud, alors même que, le retour sur investissement a déjà été obtenu par les laboratoires sur les marchés du Nord solvabilisés par les assurances sociales.

 

Elles se manifestent jusqu’à l’Organisation mondiale du Commerce pour obtenir un règlement favorable aux pays du Sud lors de l’accord de Doha qui traite de l’accès aux médicaments génériques par le mécanisme des licences obligatoires.

 

L’échelle des échanges entre les patients est également modifiée. Les patients ne se cantonnent plus à leur territoire national. Mus par une soif de connaissances inextinguible et une appétence terrible pour le combat collectif, ils se retrouvent dans de nombreuses coordinations. Échanges d’expérience entre le Nord et le Sud, concertation des homosexuels sur les enjeux de la lutte contre l’épidémie et la façon de faire valoir leurs droits, démonstration des usagers de drogue que les solutions adoptées à Vancouver, à Sidney ou à Zurich peuvent être adaptées à Paris ou à Lisbonne, coalitions internationales dans les principaux continents : la planète sida ne dort jamais. Sans relâche, elle propose des solutions partout où des marges de manœuvre existent et porte le fer sur les points de résistance au changement là où les sociétés ou les États se vitrifient d’effroi.

 

Ce qui singularise la personne malade du sida, par rapport aux combats qui ont pu être menés dans d’autres pathologies avant l’arrivée de l’épidémie, c’est le destin collectif qu’elle s’assigne, en se levant de façon propositionnelle et protestataire. Cela est inédit. Quels sont les acquis de cette formidable mobilisation ? En France, du côté des droits, au travers de circulaires, de décrets, de lois ou de jurisprudences acquises à l’occasion de procès courageusement supportés, il faut citer le droit à la représentation des organes et de l’acte sexuels vis-à-vis des adolescents dans le cadre de l’information et de la prévention sur le sida, l’autorisation de la publicité sur les préservatifs, la réglementation sur les autorisations temporaires des médicaments, la mise en vente libre puis, l’échange gratuit des seringues stériles, le droit à l’information publique sur les stratégies de réduction des risques en matière d’usage de drogue, le droit à l’information publique sur l’information de prévention. S’agissant des droits spécifiques du malade : le droit au consentement éclairé, le droit à l’information du patient, le droit d’accès à son dossier médical, le droit à la représentation des usagers dans le système de santé. Dans le champ social : la création d’une autorité indépendante universelle de lutte contre les discriminations (la Halde), le droit aux unions de personnes de même sexe (avec le PACS).

 

Du côté des programmes ou des services : l’aménagement des horaires des hôpitaux de façon compatible avec les contraintes de ceux qui travaillent (la consultation du soir, la pharmacie hospitalière, etc.), la mise en place de programmes de maintien à domicile, les campagnes publiques de prévention du VIH/SIDA, la création des médiateurs de santé, l’ouverture de centres de dépistages anonymes et gratuits, la mise en place des distributeurs de préservatifs, les politiques de promotion du préservatif à prix contraints (50centimes de francs, puis 20 centimes d’euros), l’ouverture des programmes d’échange de seringues et de réduction des risques, l’inclusion des femmes dans les essais thérapeutiques, l’allocation de financements publics aux associations de lutte contre le sida.

 

Mais, les rites sociaux sont aussi « revus » quand les décès sont massifs dans la première décennie de l’épidémie. Les rites sociaux sont, eux aussi, bouleversés. Dans les familles, les décès sont souvent l’occasion d’annoncer l’orientation sexuelle en même temps que la maladie. Certaines familles rejettent, d’autres accueillent. Et, les solidarités se créent entre les malades et autour d’eux. Partout dans le monde, des associations se créent pour tisser de nouveaux liens sociaux, se proposant de faire de la personne malade un «outil » de combat pour elle-même et pour les autres : l’auto-support devient un mode d’organisation, le renforcement des capacités des personnes face à l’épidémie s’instaure comme une composante de l’action, la revendication prend la place de la traditionnelle « expression des attentes ».

 

Perspectives

 

Ce n’est pas non plus une success-story. Des combats seront retardés. Sans doute de nombreuses associations se sont mobilisées dans les pays du Sud pour apporter solidarité et accès aux traitements quand les systèmes de santé ou les États en étaient bien incapables. Sur cette première brèche, à force de plaidoyers internationalisés, le monde finira aussi par se montrer plus solidaire. Il le fera avec un retard coupable puisque, c’est au sommet de Paris organisé par la France en 1994, que la planète prend conscience de la pandémie et qu’elle n’apportera de solution véritablement concrète qu’en1991 avec la première session spéciale des Nations Unies jamais organisée sur une question de santé, aboutissant à la création du Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Des actions bilatérales avaient pu être menées par les États les plus riches, mais une telle solution globale aura mis trop longtemps à être initiée. Viendra ensuite la Facilité internationale pour l’achat des médicaments avec la création d’une taxe sur les billets d’avion. Mais, elle est encore loin de revêtir un développement général.

 

Tout ceci fonde-t-il des espoirs nouveaux pour l’avenir ? Probablement. Mais, il y faudra une très grande vigilance. Car, dans un échange mondial internationalisé, dans un cadre de libéralisme exacerbé, nous sommes loin d’être à la hauteur où nous devrions, nous, pays du Nord, nous situer dans la solidarité avec le Sud. Ainsi, la France elle-même n’est pas encore à hauteur de son propre engagement d’allouer 0,7% de son produit intérieur brut à l’aide au développement. Encore aujourd’hui, en 2007, malgré le défi lancé par l’Organisation mondiale de la Santé en 2003 (« Three by five » : « Trois millions de personnes sous traitement antirétroviral en 2005 »), nous sommes bien loin du compte. Peut-on compter un million de personnes dans cette situation ? Sûrement pas : le retard à réagir rattrapé en 1991 s’est transformé en retard durable !

 

Les conquêtes sur la dynamique des soins dans les pays du Nord buttent sur les difficultés dans lesquelles se trouvent les assurances sociales de ces pays à relever les défis du financement, de l’accès aux soins et de la qualité des soins. Il faudra des dynamiques interassociatives entre les différences pathologies pour parvenir à imposer le respect de standard de qualité dans le système de santé. Les modifications obtenues dans la relation médecin-malade, les transformations de l’organisation hospitalière, le partage et le contrôle du savoir médical ainsi que la transformation de la relation de la société à la maladie par la prise de parole des malades, sont des acquis fragiles. Il faudra que ces stratégies soient reprises et soutenues par tous les malades, quelle que soit leur pathologie. Et, il faudra toute la force de l’association des malades entre eux — toutes pathologies confondues — pour les maintenir face aux remises en cause qui ne manqueront pas de surgir, en provenance des corporatismes ou des contraintes financières. Au moins, la diffusion des savoirs et des connaissances grâce à l’enseignement et à l’augmentation de la richesse mondiale – et aussi avec la miraculeuse arrivée de l’Internet - permet-elle de maintenir un coin dans la captation des savoirs et des connaissances par un groupe professionnel, l’industrie ou un État.

 

La lutte contre le sida a fait surgir une nouvelle façon d’approcher la santé publique : la mobilisation des populations, des groupes humains - ce que l’on appelle les « communautés » - au soutien de leurs propres intérêts et de leurs destins personnels. Ce n’est pas rien face aux habitudes étatiques de construction des programmes de santé « par le haut ». Ces communautés de« destin » ont montré que, là où les États et les systèmes de santé étaient détruits ou en difficultés, elles étaient plus que des check point de secours : des réformateurs des systèmes de santé en proposant des soins et de la prévention et des écoles de la démocratie en animant leurs programmes de façon participative. Elles ont aussi montré dans les pays mieux dotés du Nord, où la santé est très administrée, qu’elles sont indispensables pour atteindre certaines populations, aider à percevoir les risques de la normalisation des corps et des usages ainsi que restaurer la dignité des personnes. Ici encore, il faudra des coalitions internationales pour faire claquer à la surface de la planète - et la protéger des attaques qu’elle ne manquera pas de subir - l’approche communautaire en santé publique.

 

Enfin, l’acceptation sociale des personnes séropositives constitue encore un défi : on ne peut toujours pas dire, aujourd’hui en France, dans son couple, dans sa famille, dans son réseau d’amitié, dans son environnement social, dans son travail ou d’une façon générale en société, que l’on est une personne séropositive, sans courir le risque d’être stigmatisé, discriminé ou relégué. Les institutions, sanitaires, sociales, étatiques et les opinions — publiques et privées — agonisantes sous le choc épidémique ont repris du poil de la bête.

 

Faudra-t-il nous apprêter à vivre le temps de l’irruption permanente ?

 

 

Article disponible à l'adresse suivante :

http://www.espace-ethique.org/fr/popup_result.php?k_doc_lan_pk=276



02/07/2008
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