Approche philosophique et historique des sciences humaines
L’approche philosophique et historique
des sciences humaines :
Quelles questions éthiques ?
Anne-Marie
Drouin-Hans
Penser le rapport
entre éthique et sciences, dans mes activités d’enseignement et de recherche,
se fait dans deux directions, celle de la philosophie au sein d’un département
de « sciences de l’éducation », et celle des recherches en histoire et
épistémologie des sciences humaines. Ces deux directions ont en fait des points
de convergence, ce que je vais essayer de montrer.
En France, les «
sciences de l’éducation » regroupent, depuis 1967, des sciences humaines
(psychologie, sociologie, histoire, économie, anthropologie) et la philosophie.
Il existe de la philosophie de l’éducation, comme il existe de la sociologie de
l’éducation, de la psychologie et de l’éducation, etc. Au sens strict du terme,
et dans l’acception actuelle, la philosophie n’est pas une science. La
philosophie ne recherche pas des résultats positifs, ne travaille pas sur des
données empiriques et des traitements statistiques, mais elle reste une
démarche questionnant : le sens, les finalités, les valeurs ne sont pas des
concepts scientifiques. Cela n’implique pas que les démarches des sciences
humaines lui soient complètement étrangères. Les questions se posent autrement mais
ne se confondent pas avec les résultats de recherche des sciences humaines. La
philosophie de l’éducation reste de la philosophie : par rapport à la
philosophie en général, on peut se revendiquer de la philosophie de l’éducation
comme d’autres se revendiquent de la philosophie des sciences, de la
philosophie morale, de la philosophie de l’art, etc.
Les sciences humaines
ayant depuis quelques dizaines d’années, étudié de près le phénomène éducatif,
la philosophie ne peut pas ne pas en tenir compte, même si certains problèmes
transcendent en quelque sorte les contextes historiques et sociaux. Ainsi la
question de l’échec scolaire et des inégalités devant l’école et la culture a
été très largement étudiée, en termes d’héritage et de reproduction, en faisant
intervenir des concepts comme le « curriculum caché », c’est-à-dire ce qui
n’est pas enseigné à l’école mais qui est supposé être su, etc. De même plus
récemment des recherches sur l’efficacité de l’enseignement (en fonction des
établissements ou des maîtres), de multiples recherches sur l’apprentissage de
la lecture, ou sur les effets du redoublement, les effets du nombre d’élèves
par classe, etc. Il est bon que ces résultats soient connus mais les choix ne
peuvent en découler comme une pure application. L’éducation met en œuvre des
valeurs qui ne sont pas de simples décisions techniques. Ainsi en est-il de ce
que certains ont appelé le « postulat d’éducabilité », voulant insister
par là sur le fait que tout éducateur doit poser comme un principe non démontrable
– ce qui est une prise de position éthique – que tout être humain est éducable.
Ce postulat reste un postulat. Que des études sociologiques « démontrent »
qu’en effet des élèves pris au hasard progressent nécessairement s’ils sont
éduqués, ou qu’au contraire que cette éducabilité est peu probable, cela ne
change rien à la prise de position éthique. Eduquer c’est en quelque sorte
toujours faire le pari que l’éducation est possible. On ne peut éduquer
vraiment sans cette conviction.
Réfléchissant sur la
relation entre théorie et pratique dans le domaine de l’éducation, Kant
distinguait entre deux types de théories : celles qui sont confrontées à la
pratique, et qui ainsi peuvent s’améliorer grâce à elle, qui de son côté peut
évoluer grâce à la théorie, en un dialogue incessant ; et les prises de
position éthiques dont le bien fondé ne peut en aucun cas être démenti par la
pratique, quelle que soit la difficulté de son application.
A la lumière de ces
réflexions, on voit à quel point la notion d’expertise dans le domaine de
l’éducation est à manier avec prudence : les résultats doivent être
correctement interprétés pour ne pas donner lieu à des décisions qui en
caricatureraient l’esprit. Par exemple, faire savoir que des études ont montré
que la réduction du nombre d’élèves par classe ne conduit pas à un progrès des
élèves les plus défavorisés est important pour qu’on ne se leurre pas sur les
moyens à employer, mais cela peut conduire aussi à conforter une politique de
pénurie. La philosophie peut aider à repenser ce type de décisions, en se
demandant par exemple s’il faut toujours penser l’éducation en termes
d’efficacité et d’utilité, ou au contraire s’il ne faut pas donner une large
place à la gratuité et au plaisir.
L’un des plaisirs
auxquels une réflexion sur l’éducation peut s’intéresser est le plaisir de
connaître. L’éducation fait du savoir une valeur, à cultiver et développer.
Mais le savoir reste une valeur conditionnelle, il ne peut être une valeur
morale. La dimension épistémique de l’homme n’est pas nécessairement en accord
avec l’éthique. L’idéal des Lumières d’un savoir salvateur oublie que la
volonté mauvaise peut aussi s’appuyer sur des savoirs.
Ce type de question,
qui met en regard savoir et éthique, se trouve largement posé dans l’étude qui
a fait l’objet de ma thèse et d’un certain nombre d’articles. J’ai étudié en
effet la façon dont au XIXème siècle a été traitée la conceptualisation du
geste signifiant, ou l’expression des émotions, c’est-à-dire tout ce qui touche
à ce qu’on a appelé plus tard (autour des années 1950-60) « communication non
verbale ». Le souci commun de beaucoup des auteurs de cette période est de se
démarquer des pseudo-sciences, soit en rejetant la physiognomonie qui
prétendait, depuis l’Antiquité, lire les caractères dans les traits du visage,
soit au contraire en revendiquant ce terme, avec la volonté de rendre la
physiognomonie scientifique. En contraste avec quelques autres auteurs plus
marginaux, ces auteurs citent leurs sources, discutent les idées d’auteurs contemporains
ou antérieurs, expliquent leurs méthodes d’investigation, etc. Mais cette
participation à la démarche scientifique n’aboutit pas pour autant à des propos
toujours rationnels. Ces discours sont habités par la croyance en une série
d’inégalités : entre l’homme et la femme, entre les « Caucasiens » (les Blancs)
et les « Ethiopiens » (les Noirs).
Ce type de textes
pose un double problème en matière d’éthique. Tout d’abord ils suscitent
l’étonnement et la réflexion sur ce que science veut dire. Comment des auteurs,
qui par ailleurs développent des recherches pertinentes, comme l’anthropologue
Paolo Mantegazza, grand voyageur, médecin et physiologiste, observateur des
murs autant que du physique des hommes, mettant en place des méthodes
d’investigation intéressantes..., peuvent énoncer des principes généraux sur
l’inégalité des « races » qui n’ont aucun fondement et qui sont à la fois
odieux et ridicules ? Clémence Royer, la traductrice de Darwin, féministe et
cultivée, n’en développe pas moins des conceptions terriblement
anti-humanistes, se désolant que l’on gâche de l’argent à protéger les faibles,
et souhaitant que la lutte pour la vie fasse son office. Chez presque tous les
auteurs occidentaux du XIXè siècle les Noirs sont décrits avec des termes qui
se veulent scientifiques : leur « prognathisme », qui fait de leur bouche une
sorte de « museau », s’oppose au type « orthognathe » du Caucasien ; la
sinistre mesure des crânes met en oeuvre de multiples classifications
hiérarchisées, séparant les hommes en dolichocéphales et brachycéphales, termes
qui expriment la longueur relative du diamètre antéro-postérieur des crânes,
comparée à celle du diamètre transversal, etc.).
On voit ainsi comment
une démarche scientifique ne met pas à l’abri de conceptions à la fois
immorales et non fondées. La tentation serait alors de considérer que seuls les
propos rationnels et conformes au respect humain peuvent être considérés comme
véritablement scientifiques, et que tous les autres aspects de la pensée de ces
auteurs échappent à la science. Les choses sont peut-être plus complexes.
En effet, on associe
souvent la rationalité et l’humanisme, comme s’ils se développaient
nécessairement en parallèle. La pensée des Lumières au XVIIIè siècle avait
cette grande confiance dans les vertus de la raison. Or les Lumières ont aussi
engendré des actions contraires aux principes énoncés. Par exemple, avoir voulu
imposer la liberté à coups de canon ou de guillotine tend à leur retirer toute
crédibilité. La pensée dite « post-moderne » qui s’est développée en réaction à
une conception naïve du pouvoir et des vertus de la raison est critique sur un
plan éthique et épistémologique. Ces critiques sont intéressantes et peuvent
aider à prendre quelque recul face à une vision naïve du savoir et de la
raison. Il n’est pas sûr pour autant qu’il faille suivre les post-modernes et
considérer avec eux que la science n’est qu’une croyance parmi d’autres. Si le
rationnel et le non rationnel se côtoient en effet, cela peut conduire au
contraire à vouloir être vigilant et rechercher d’autant plus l’objectivité et
la rigueur.
Les dérives dont sont
porteurs les textes cités précédemment, montrent que la science n’est pas une
garantie contre les idéologies les plus absurdes, et ils donneraient des arguments
à la pensée postmoderne. Ou plutôt, la pensée postmoderne, qui a le mérite de
démonter le mythe de la science, peut être une grille de lecture provisoire
pour comprendre ce phénomène.
L’autre problème que
pose ce type de discours, est la façon dont on peut, en tant que chercheur
actuel, en rendre compte, sans édulcorer ce qui est dit, mais sans
complaisance, sans céder non plus au facile effet émotionnel que constitue la
présentation d’un bêtisier, tristement rapide et aisé à rassembler. Le
chercheur en histoire des sciences humaines est confronté à cette nécessaire
prise de distance qui permet à la fois de recontextualiser des discours, donc
ne pas interpréter des textes anciens à la lumière des idéologies actuelles,
mais sans que cela n’interdise de porter un jugement éthique sur les idées
elles-mêmes. Ethiquement, il était aussi grave au XIXème siècle de considérer
les Noirs comme des quasi-animaux, même si un tel jugement était dominant à
l’époque.
Si l’éthique a une
histoire, en tant que des idées apparaissent, se répandent ou disparaissent,
les valeurs éthiques elles-mêmes ne peuvent qu’avoir un caractère
transhistorique. Les historiciser reviendrait à en faire de simples idéologies.
En guise de brèves
indications bibliographiques concernant ce type de réflexions, je peux citer
trois de mes ouvrages :
L’éducation, une
question philosophique, Paris, Anthropos, 1998.
Education et utopies,
Paris, Vrin, 2004.
La Communication non
verbale avant la lettre, Paris, l’Harmattan, 1995.