Ethique et sciences sociales : quel apport pour la biomédecine ?

Ethique et recherche en sciences sociales sur le sida : quel apport pour la biomédecine ?

 

Laurent Vidal

IRD, Dakar

Animation régionale de Dakar

Réseau des chercheurs “Droit de la Santé

Agence Universitaire de la Francophonie

 

 

 

Avant même de se pencher brièvement sur la place de l’éthique dans la recherche en santé, un regard sur quelques définitions comparées de l’éthique et de la morale permet de mieux préciser le contenu de la discussion. Tout d’abord on peut souligner la dimension personnelle, individuelle de l’éthique, contrairement à la morale. Paul Audi constate ainsi que « la personne morale déclare bien pour tous, mal pour tous » alors que le « porteur de l’éthique » dit « ceci est mon bien, ceci est mon mal ». Définition instructive puisqu’elle pousse à son comble l’argument relativiste qui m’intéresse ici, en évoquant une construction individuelle, subjective de l’éthique. Parmi une multitude d’autres définitions nous avons aussi celles qui distinguent la dynamique de l’éthique à la fermeture de la morale qui repose sur « des dogmes et des codes de pratique permettant de trancher entre le bien et le mal » (Massé, 2000 : 15). Dynamique de l’éthique qui se manifeste par exemple dans sa capacité à « résoudre les controverses autrement que par la force » (Parizeau, 1996 : 158) même de façon « imparfaite, souvent conflictuelle » (Massé, 2000 : 22) et, plus largement, à laisser ouvert le questionnement et la réflexion sur les actions de chacun. Ouverture qui comme nous rappelle L. Sève pose l’éthique comme un ensemble d’actes bien plus qu’un ensemble de paroles.

 

Je vais maintenant illustrer cette conception de l’éthique à partir de recherches sur le sida qui confrontent sciences sociales, sciences médicales et pratiques des soignants. Je m’arrêterai sur 3 situations, deux concernant la recherche épidémiologique et une la recherche anthropologique.

 

 

1)     Dans les essais cliniques pour des raisons de « puissance statistique » (un nombre minimal de patients doit être inclus dans la cohorte, dans un temps relativement compté), la participation à l’étude peut être présentée sous des aspects moins contraignants qu’elle ne l’est en réalité. Cela pose un problème éthique et méthodologique. En premier lieu, l’épidémiologie ne travaille pas sur des populations exhaustives, mais échantillonne les groupes auprès desquels l’étude va être menée. Se pose alors le problème de maintenir la représentativité de cet échantillon : s’il est exact que des refus successifs de personnes présentant un même profil sociodémographique ou clinique peut être, sur le moment, préjudiciable à la représentativité de l’échantillon, il reste toujours possible, avec le temps, d’obtenir l’accord d’un nombre suffisant de patients possédant ces caractéristiques. Pour ce faire, il importe de ne pas être contraint par un délai rigide dans cette phase dite d’ « inclusion ». Contrainte qui relève le plus souvent d’impératifs financiers (un allongement de l’étude étant synonyme de surcoût) ou de pressions liées à la compétition internationale entre équipes.

 

L’imprécision du recueil de consentement dans le but de « gagner du temps » dans la phase d’inclusion des patients serait même contre productive d’un simple point de vue méthodologique. Nous savons, en effet, les malades de plus en plus attentifs aux conditions de déroulement des essais thérapeutiques auxquels ils participent. Et les demandes ou récriminations des patients se développeront d’autant plus aisément — et de façon d’autant plus justifiées ne serait-ce que sur le plan des principes — que les informations données au moment de leur inclusion dans l’étude, pour avoir leur consentement, auront été peu à peu simplifiées.

 

Ces constats montrent, d’une part, qu’il est nécessaire de connaître les appréciations des patients sur la démarche envisagée en essayant de comprendre comment eux-mêmes, avant même le début de l’essai clinique, vivent avec leur maladie, se soignent et en parlent à autrui. Donc nécessité d’avoir une connaissance minimale des contextes de vie avec le VIH. Et ensuite nécessité d’en déduire des démarches qui seront forcément contextualisées, notamment en matière d’information du patient.

 

 

2)     Autre situation, le cadre d’un essai de réduction de la transmission mère-enfant du VIH mené en Côte d’Ivoire, les chercheurs ont très rapidement été confrontés au problème de l’information que la femme (enceinte, séropositive) pouvait et devait donner à son mari et à ses proches : comment prendre un traitement durant la grossesse sans que son mari ne soit informé qu’elle est infectée par le VIH ? Comment réduire la durée de l’allaitement, comme cela été conseillé par les médecins participant à l’étude, pour éviter un risque supplémentaire de contamination du bébé, mais sans que cela ne génère de l’ostracisme chez des personnes non informées de sa séropositivité ? Là encore le contexte est important : nombre de femmes découvraient à l’occasion du test effectué pour participer à l’étude qu’elles étaient séropositives, et donc n’avaient pas pensé cette question du partage de l’information. Contexte important à préciser mais aussi contexte sur lequel il faut travailler, s’appuyer sans imposer de règles intangibles.

 

Ainsi les médecins et épidémiologistes ont conçu avec les femmes qui estimaient être dans l’impossibilité totale d’informer leur mari des scénario d’information spécifiques : de telle sorte qu’à la fois elles puissent arriver à protéger leurs relations sexuelles ; réduire la durée de l’allaitement et éviter tout risque, ressenti, d’exclusion : comme exemple de discours tenu, elles expliquaient ainsi à leur conjoint qu’elles souffrent d’une maladie affectant leur sein et que donc :


a) elles ne doivent pas allaiter trop longtemps ;

b) il leur est déconseillé de tomber enceinte, par conséquent leurs relations sexuelles devront être protégées.

 

On voit donc que des discussions entre soignants et malade permettent d’adopter des pratiques qui touchent au plus près des principes éthiques (ne nuire ni au malade ni à ses proches, respecter ses choix et donc son autonomie) : cela été possible parce que ces principes auront été confrontés aux difficultés rencontrées par les femmes pour partager l’information sur leur séropositivité.

 

 

3)     Ce constat vaut pour l’anthropologie en général (Vidal 2004). En 1990, lorsque j’ai début mes recherches en Côte-d’Ivoire, j’ai été confronté à la non-information fréquente des patients de leur statut sérologique. D’où une question de fond : peut-on continuer à suivre des patients qui ne connaissent pas leur statut sérologique et qui, soit ont délaissé les mesures de prévention, adoptées un temps, soit demandent des explications sur la nature de leur maladie ?

 

Ne plus les rencontrer aurait été une forme de rupture méthodologique (tant de patients ne seront plus vus, donc les données jusqu’alors recueillies auprès d’eux resteront incomplètes, peu exploitables dans une perspective anthropologique) mais aussi, simultanément, un recul face à l’implication critique qui doit guider les choix de l’anthropologue et relevant d’une éthique de la recherche sur le sida. Dans les situations d’observation et d’échanges que l’on expérimente, cela revient à se considérer comme un lien critique entre le discours médical et celui des malades. Par ailleurs, continuer un suivi de ces malades en laissant sans réponse certaines demandes d’information contredirait le choix d’une relative proximité instaurée avec ces personnes : attitude contraire à une simple déontologie professionnelle et qui, à terme, nuirait à la qualité de la relation établie, donc à celle des informations recueillies pour, au bout du compte, marquer négativement la méthode développée dans cette recherche.

 

Ce qui m’a amené dans des situations extrêmement précises, et ponctuelles, à prendre la responsabilité de dire à des personnes — mais bien évidement à elles seules et à aucun tiers — qu’elles sont infectées par le VIH. Ceci dès lors qu’il y avait : une demande forte ; des prises de risques évidentes ; plus aucun contact avec les soignants ayant effectué le test.

 

Je veux dire ici que lorsque l’on réfléchit aux liens entre les choix méthodologiques et éthiques on en déduit qu’inscrire sa démarche dans le souci de respecter des principes généraux (recueil d’un consentement informé et non contraint ; garantie de la confidentialité) non seulement n’est pas incompatible mais va de pair avec des adaptations aux situations rencontrées dans l’exercice quotidien de la recherche. Adaptation qui n’est ni une démission méthodologique ni un affaiblissement des exigences éthiques : cela ne signifie pas pour l’anthropologue l’abandon de la démarche qualitative et de l’observation des interactions et ne veut pas dire pour l’épidémiologiste le non respect de la représentativité, de la « puissance statistique » des données compilées ; cela ne traduit pas non plus un délaissement du rapport de confidentialité instauré avec le malade ou un affaiblissement de la procédure de recueil du consentement, puisque que c’est très précisément la situation inverse que l’on encourage à travers ce processus d’adaptation.

 

 

Je conclurai en insistant sur deux points :

 

En premier lieu il est indispensable de ne pas faire de cette volonté de comprendre les éléments de contexte, et de ce souhait de trouver des solutions éthiques adaptées aux contextes de vie des malades, aux pratiques des soignants ou à l’exercice de la recherche un nouveau principe éthique : la seule « exigence » est le pragmatisme mais en aucune façon elle ne doit devenir une règle.

 

En second lieu, je pense que les chercheurs en sciences sociales et en particulier les anthropologues et les sociologues ont le devoir de porter ce type de réflexion sur ce que j’appellerai un relativisme éthique critique : plus que les autres disciplines, l’anthropologie et la sociologie placent au cœur de leur démarche la prise en compte des éléments de contextes qui gouvernent les actions des individus et les modes de fonctionnement collectifs ; contextes culturels mais pas aussi politiques et sociaux voire même économiques. Aussi ces disciplines disposent à la fois des outils méthodologiques et des concepts leur permettant de comprendre l’expression en actes, en pratique, de l’éthique : ce sont les outils et concepts qu’ils mobilisent régulièrement pour analyser tout autre phénomène social.

 

 

 

Références bibliographiques

 

Audi P., 2000, L’éthique mise à nu par ses paradoxes, même, Paris, PUF.


Massé R., 2000, « Les limites d’une approche essentialiste des ethnoéthiques. Pour un relativisme éthique critique », Anthropologie et Sociétés, 2, 24 : 13-33.

 

Parizeau M.-H., 1996, « Bioéthique » : 155-160 in Canto-Sperber M. (ss dir), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF.

 

Sève L., 1997, « S’entendre en éthique : actes de langage et langage des actes » : 199-207 in Changeux J.-P. (ss dir), Une même éthique pour tous ?, Paris, Odile Jacob - Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé.

 

Vidal L., Ritualités, santé et sida en Afrique. Pour une anthropologie du singulier, Paris, Karthala-IRD, 209 p.



23/09/2008
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