Éthique et pratique

Éthique et pratique

 

R. Guedj

Comité consultatif de déontologie et d’éthique de l’IRD.

Comité scientifique et médical de Sidaction.

Manuscrit n° 3108-c. “Éthique”. Reçu le 27 août 2007. Accepté le 11 septembre 2007.

 

Nous vous proposons ici un extrait d’un article intitulé « Sida : éthique et investigation scientifique sur l’être humain », paru dans la revue « Ethique » en septembre 2007.

 

 

(…) Le problème est le suivant : comment définir de bonnes pratiques qui limitent autant que faire se peut les « dérapages » observés entre les principes énoncés ci-dessus et leurs applications sur le « terrain ». Quelques exemples récents « d’abus de pouvoir médical et d’échecs prévisibles » dans la prise en charge des patients VIH+.

 

Utilisation de l’imuthiol

 

À la fin des années 80, bien que ce composé ne présente aucune activité antivirale in vitro, il est expérimenté sur des patients VIH+, à grande échelle en France, et à grand renfort de publicité, dans de nombreux hôpitaux. On utilise donc pour neutraliser une infection virale une substance dépourvue de la moindre propriété antivirale sous prétexte qu’elle possède des propriétés dites « immunomodulatrices » (sic), dont on attend, toujours en vain, une définition scientifique et qui, en réalité, semble recouvrir tout et rien à la fois. Il ne fut constaté aucun gain thérapeutique.

 

Utilisation de l’anti-sens GEM 91

 

Le GEM 91 est un produit dénommé anti-sens conçu dans le cadre d’une recherche en thérapie génique. C’est une longue séquence de nucléotides modifiés (c’est donc une très grosse molécule, 24 Mer, d’utilisation très délicate) censée bloquer un fragment du gène Gag du VIH ce qui devait avoir pour conséquence la neutralisation de la réplication de ce dernier. Qu’en était-il de la réalité ? D’abord, in vitro les propriétés antivirales du GEM 91 étaient assez aléatoires et peu reproductibles (!!), ensuite et surtout le problème de sa vectorisation, c’est-à-dire de la possibilité de le rendre biodisponible pour qu’il puisse se fixer sur sa cible n’était (et n’est toujours) pas réglé. Il fut, malgré ces données in vitro peu encourageantes, expérimenté sur des patients VIH+, dans des conditions très difficiles d’utilisation de cathéters. Les résultats de l’essai clinique, présentés au congrès de l’ICAAC à San Francisco en 1995, furent négatifs.

 

Utilisation de l’association AZT + d4T

 

L’AZT et le d4T sont deux molécules qui, prises séparément, possèdent de réelles propriétés antirétrovirales et sont largement utilisées dans le traitement de l’infection à VIH (le d4T est actuellement discuté, car il induit des effets secondaires importants comme la lipodystrophie). Il fut alors envisagé de les utiliser en association dans la mesure où le concept des combinaisons était, en 1996, bien validé. Malheureusement, in vitro ces deux molécules apparaissaient comme antagonistes

et ne pouvaient de ce fait être associées. La combinaison fut néanmoins essayée sur des patients VIH+ au motif que les expériences réalisées in vitro ne traduisent pas la réalité du in vivo. Ceci est incontestable, mais cette proposition doit se lire dans un sens très précis. Des résultats positifs in vitro

ne conduisent pas nécessairement à un bénéfice thérapeutique in vivo, mais lorsque les expériences in vitro ne sont pas positives, il y a peu de chances qu’elles le soient in vivo.

 

Toute recherche clinique, répétons-le, doit être précédée d’une recherche fondamentale, s’en inspirer et s’y conformer. Sans mettre en cause l’intérêt des protocoles cliniques, leur multiplication n’est pas à notre avis un gage de réussite. Les deux mondes, celui de la recherche fondamentale et celui de la recherche clinique, souvent antagonistes, devraient cesser d’avoir des trajectoires parallèles pour concourir à une meilleure compréhension du monde vivant si complexe. La recherche fondamentale doit explorer toutes les pistes possibles avant que l’une d’entre elles, potentiellement la plus prometteuse, puisse être effectivement testée en clinique. Les résultats de l’essai clinique furent négatifs et les patients furent, là aussi, objets d’étude et non, sujets d’étude.

 

Utilisation de la cyclosporine dans le traitement de l’infection à VIH

 

C’est typiquement le cas d’abus de pouvoir, de manque de discernement et surtout du non-respect des règles les plus élémentaires en recherche médicale. De quoi s’agit-il ? Souvenons-nous, nous sommes tout au début de l’épidémie du sida dans les années 1985-86, en pleine expansion de la pandémie. La bataille fait rage entre Français et Américains sur la paternité de la découverte du virus dénommé alors LAV/HTLV/III pour satisfaire tout le monde, tandis que le scandale du sang contaminé prend les dimensions d’un drame humain national. Sur le plan scientifique, l’origine virale du déficit immunitaire est fortement contestée, y compris par des scientifiques de renommée mondiale, dont un prix Nobel, K. MULLIS, découvreur de la PCR. Peu ou pas de molécules antivirales et tous virus confondus, les seules dont on pouvait faire état étaient l’acyclovir et l’idoxuridine. Bien entendu aucune molécule antirétrovirale (anti-VIH) n’existait puisque l’AZT date de 1987.

 

Il fut alors lancé à Paris un essai clinique et les résultats « positifs » ont été présentés, non pas devant une instance scientifique critique, comme c’est la règle incontournable, mais à grand renfort de publicité, devant un parterre de journalistes, en présence de la ministre de l’époque, censée garantir le sérieux de cette découverte miraculeuse, et de trois malheureux patients participant à l’essai. Les patients avaient été traités par de la cyclosporine A (CsA), molécule immunosuppressive bien connue, utilisée dans les greffes d’organes pour éviter le rejet, et ce pour neutraliser une maladie… immunosuppressive ! Triste épisode, triste pratique médicale, l’histoire du sida en est jonchée.

 

Les résultats négatifs étaient à la hauteur du « non-concept », mais plus grave encore fut le fait que toutes les instances scientifiques compétentes, chargées de passer au crible les données de l’essai, furent court-circuitées avec la complicité des autorités politiques au plus haut niveau et représentées par la ministre de la santé. Nous sommes dans une confusion totale où l’éthique a été bafouée dans le pays des droits de l’homme, et ce à tous les niveaux :

-         Absence de recherche en amont de l’essai clinique ;

-         Refus de l’expertise scientifique ;

-         Complicité avec les pouvoirs politique et médiatique.

 

A contrario, cet exemple peut servir à définir des règles éthiques simples liées à une recherche fondamentale rigoureuse, une acceptation de l’expertise indépendante et une communication médiatique sobre, suffisamment informative et non démagogique.

 

Expérimentation dans les PED (Pays en voie de développement) : cas du Tenofovir

 

Le Tenofovir est une molécule récemment découverte dans le traitement de l’infection à VIH qui appartient à la famille des didéoxynucléosides au même titre que l’AZT, la ddI, le 3TC, le d4T, l’abacavir… Il renforce ainsi l’arsenal thérapeutique dans cette « course aux armements » engagée contre ce virus qui impose aux chercheurs une recherche permanente de nouvelles molécules du fait des phénomènes de résistance liés à la grande variabilité du VIH. Nul ne conteste l’intérêt de ce médicament qui a reçu toutes les autorisations d’utilisation dans le cas d’un traitement combiné. En revanche, il n’a nullement été conçu comme un vaccin thérapeutique et encore moins préventif.

 

Il fut récemment expérimenté en Afrique, en particulier au Cameroun à Douala dans des conditions particulièrement contestables. Il s’agissait de juger de l’efficacité de ce composé dans une stratégie de prévention précédant des relations sexuelles. Il fut donc testé sur deux groupes de prostituées, dont on connaît la vulnérabilité, l’un placebo et l’autre non-placebo. Le consentement éclairé a été, selon de très nombreux témoins, présenté dans sa version anglaise à cette population francophone soumise à l’essai. Le comité d’éthique avait donné un avis favorable sur le déroulement de l’essai.

 

Nous sommes donc dans une situation où en apparence les deux exigences imposées par l’éthique (…) sont respectées : avis du comité d’éthique positif et consentement éclairé dûment signé. Et pourtant tout est contraire à l’éthique.

-         Pourquoi avoir choisi l’Afrique, quand on connaît le prix du médicament et les difficultés d’accès aux soins ; à l’évidence cet essai était destiné aux pays occidentaux ; pourquoi donc ne pas l’avoir mené dans ces pays ?

-         Comment imaginer qu’un tel produit pouvait être évalué dans une perspective vaccinale alors qu’il a été conçu pour être utilisé lors d’un traitement ;

-         Que penser du groupe placebo dans une cohorte vulnérable et à haut risque d’être infectée (ce qui fut le cas) dans la mesure où elle pouvait se considérer comme protégée.

 

La conclusion qui s’impose est que l’Afrique a été considérée ici comme une terre d’expérimentation clinique sans garantie de retombées thérapeutiques bénéfiques pour le ou les pays de ce continent qui se sont prêtés à l’essai.

 

Quelles leçons peut-on tirer de ces exemples qui sont loin d’être anecdotiques ou isolés comme on serait tenté de le croire ? S’il est vrai que les échecs sont, comme dans toute démarche scientifique, inhérents à l’expérimentation humaine, ils ne sont pourtant acceptables et compris, que lorsque sont respectées par les investigateurs et le promoteur les exigences de qualité scientifique, de méthodologie et de discernement. Tel ne fut pas le cas dans les exemples précités, la signature du consentement mutuel qui protègent ces derniers n’est pas une garantie d’une bonne recherche médicale. Sous prétexte d’urgence, les patients ont tous été ici utilisés comme des cobayes et ont payé un lourd tribut à une démarche scientifique inappropriée. Le capital confiance dans la relation patient-médecin a forcément été entamé et nous verrons comment cette relation a pu évoluer d’une manière exemplaire.

 

 



25/07/2010
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