Discussion : Le refus de l'alibi éthique

Didier Sicard ou le refus de l’alibi éthique

 

Quality of Life - Bruxelles / Décembre 2006

 

Entretien avec Didier Sicard, auteur de « L’Alibi éthique ». Le professeur Didier Sicard, président du Comité consultatif national d’éthique et ancien chef du service de médecine interne à l’hôpital Cochin, n’en est pas à sa première fronde contre l’évolution de la médecine et plus largement de la science… Dans de précédents ouvrages, il s’insurgeait déjà contre la médicalisation des problèmes sociaux. Aujourd’hui, il va plus loin, dénonçant « ce monde égoïste sauvage, où l’éthique est souvent réduite à une simple étiquette marketing ». Derrière ce constat sévère, son but est de réhabiliter l’éthique comme un concept fondateur et de renouer avec une « inquiétude sans fin » bénéfique à la réflexion de tous.

 

Didier Sicard est interrogé par le journaliste indépendant Thibault de Maillard.

 

 Thibault de Maillard : Ce livre ressemble à une prise de conscience… En tout cas, vous dénoncez clairement l’alibi de l’éthique derrière lequel se retranchent nos sociétés occidentales. Quel est le cheminement qui vous a amené à ce constat ?

 

Didier Sicard : Le fait que je ne sois pas un éthicien. Je ne considère pas l’éthique comme une spécialité et je ne considère pas non plus l’éthique comme dépositaire d’un discours moral. Je considère l’éthique comme une remise en cause permanente de nos sociétés dans leur rapport à la science, à la santé et à l’espace public dans lequel l’être se déploie. Je suis très frappé de voir l’écart qu’il y a entre les discours éthiques qui existent sur le plan national et international et les situations concrètes faites à l’homme. […] Plus nous nous bardons de certitudes et de conformisme et de rigueur éthique et plus nous délocalisons la recherche sur l’homme dans les pays confrontés à l’absence de toute réflexion éthique. C’est pas simplement une indifférence au sud, c’est notre responsabilité vis à vis du sud. Donc je m’insurge parfois contre un discours bien disant éthique indifférent à ce qu’il peut véhiculer, paradoxalement, de maldisant. […] Autrement dit, comment notre bien-être, qu’on voudrait faire partager au monde entier avec cette sorte d’universalisation de la science au bénéfice des plus défavorisés, des plus vulnérables, aboutit à créer ce désordre, cette vulnérabilité ? Je n’ai pas de réponse… Mais on voit bien comment, peu à peu, la science se satisfait de ce discours. […] Puisqu’on a prononcé le mot éthique, on n’a plus à l’appliquer. […] C’est sur cette déresponsabilisation au nom de l’éthique, que je voudrais attirer l’attention.

  

Th. De M. : Comment, vous-même, en êtes vous arrivé à ce constat ? Votre parcours, de l’hôpital à la présidence de ce comité, vous a toujours confronté à ces questions, alors pourquoi aujourd’hui ?

 

D. S. : Ce n’est pas une révélation. Je continue d’être un médecin sur le terrain des maladies transmissibles ou infectieuses, comme le sida. Je continue à voir des malades, des personnes sans papiers… Je ne suis pas dans une médecine désincarnée. En même temps, depuis 7 ou 8 ans, je préside ce comité éthique. Mais tout seul je ne pourrais rien faire… C’est la richesse des acteurs [de ce comité], qu’ils soient philosophes, juristes, hommes et femmes politiques, soignants, journalistes qui permet peu à peu de me construire… Justement, j’espère que nous ne sommes pas un comité alibi. Je m’inquiète, avec le comité, sans arrêt de ne pas être porteur d’une parole sage, […] qui se sentirait quitte, parce qu’elle a proclamé haut et fort des grands principes. Ce que nous voulons, c’est sans cesse pointer du doigt les problèmes qu’on a tendance à évacuer parce qu’ils sont triviaux. Un peu trop souvent, nous sommes conduits, à notre corps défendant, à ne traiter que des thèmes comme les cellules souches, les greffes du visage ou la recherche sur les embryons… Ces sujets, qui fascinent les journaux et les médias, excitent une curiosité un peu morbide sur l’avenir de l’humanité à partir de telle utilisation de l’homme… Ces débats ne sont pas inintéressants, on est même obligé d’y réfléchir, c’est notre fonction. Mais quelques fois je suis un peu gêné de voir comment on finit par s’enfermer dans ces réflexions, je dirais presque de luxe, par rapport aux problèmes communs de notre vie de chacun.

  

Th. De M. : En tant que président du comité, est-ce que ce livre n’apparaît pas comme l’illustration d’un rejet de la position que vous avez ou de l’impossibilité que vous avez à pouvoir vous prononcer sur tel ou tel débat ? Est-ce que vous sentez réellement à l’aise dans ce poste ?

 

D. S. : Je me sens totalement à l’aise... Il n’y a pas d’écart entre ce livre et ce que je suis. Je ne suis pas schizophrène. Présidant le jour un comité sur les cellules souches et le soir, critiquant ce que j’ai fait… Non, je suis totalement en phase. Et d’ailleurs, la plupart des membres de ce comité ont le même sentiment. [Notre comité] est obsédé par une éthique responsable. En fait, je suis très frappé de voir comment l’intégration de l’être humain dans la société pose des problèmes qui dépassent largement le champ scientifique. […] Finalement, ce qui nous intéresse, c’est de réfléchir à la manière dont l’environnement humain, qu’il soit stimulé par l’économie, par le politique ou par des enjeux culturels, a un impact sur la santé et comment la recherche peut utiliser de façon ambivalente cet impact sur la santé.

  

« Quand la science se substitue à l’homme »

 

Th. De M. : En quelque sorte, on a érigé la science en solution miracle jusqu’au point de négliger l’humain…

 

D. S. : La science passe son temps à parler de l’humain, mais parfois la science se place au-dessus de lui, persuadée de savoir exactement ce qui lui est bénéfique. C’est le cas par exemple avec les propositions récentes de l’Inserm reprises par le politique : « Est-ce qu’on peut prédire le comportement d’un enfant pour le futur et à partir de cette prédiction, envisager une prévention ? » C’est typiquement un sujet sur lequel la science à des choses à dire. Mais si le politique prend la science au mot, on fait des êtres qui sont d’emblée marginalisés. Le rôle de l’Etat n’est pas de traduire ces données scientifiques en mesures de prévention, mais plutôt d’accompagner les personnes. Il ne faut pas confondre prédiction et prévention.

  

Th. De M. : Comment en est-on arrivé à cette prédominance de la science sur le reste ?

 

D. S. : On est arrivé à un moment où l’humanité est fascinée par elle-même… Si la science dit que l’être humain peut se réparer, alors l’humanité a tendance à adhérer immédiatement… Et elle finit par se gonfler d’orgueil et rejeter toute réflexion éthique, qui devient trop gênante, pensant que la science lui apporte un avenir radieux. Le discours, qui prédomine depuis 3 ou 4 ans, sur les cellules souches, selon lequel elles auraient la capacité de modifier tout l’être humain, en est un exemple frappant… Du coup, cette espérance devient un discours qui enferme en lui-même sa propre logique. Et aboutit à une impasse. Nous n’avons pas de raison de départager les uns ou les autres sur ce débat en disant si c’est bien ou mal. En revanche, là où on a quelque chose à dire, c’est que les femmes risquent d’être instrumentalisées par le clonage dit thérapeutique, dans le sens où il faudra les opérer pour récupérer leurs ovocytes. Si cette thérapeutique marche, les femmes deviennent alors des productrices de médicaments. Et si elles ne sont pas d’accord dans nos pays, on ira les chercher là où elles sont les plus pauvres, les plus vulnérables. Le problème de la recherche est de savoir comment le succès thérapeutique crée des conditions d’exploitation de l’homme. Et donc, [notre rôle] est de faire partager nos inquiétudes, pas de porter un jugement à la Salomon en disant si c’est bien ou mal. [L’important] est de mettre les gens devant leurs responsabilités.

  

Th. De M. : D’où le principe de précaution, que vous remettez en cause…

 

D. S. : Oui, ce principe de précaution, je le critique dans ce livre de façon très sévère, parce qu’il est considéré comme un principe de peur, un principe d’inaction… Je crois au contraire qu’il faut toujours plus de science, […] mais une science qui soit plus inquiète d’elle-même. […] Ce qui m’intéresse, c’est […] que l’humanité soit capable de dominer ce qu’elle crée. Parce que si la science finit par faire de l’homme une prothèse de la science au lieu de faire de la science une prothèse de l’homme, alors ça devient dramatique. Je plaide pour que la science soit une aide et non pas, comme on peut le percevoir parfois, un envahissement de l’être qui finit par ne plus savoir où il est.

 

Th. De M. : Qu’est ce que vous proposez finalement ?

 

D. S. : Je propose que la réflexion ne soit pas monopolisée par les scientifiques, ni par les économistes, ni par le politique ni par nous… Le seul avantage que je vois à ce comité d’éthique, c’est d’être un comité vraiment transversal, pluridisciplinaire, où les scientifiques n’ont pas la majorité, où la parole des personnes qui n’ont pas de culture scientifique, est aussi importante voire plus importante que le discours scientifique […]. L’humanité, lorsqu’elle est libre de réfléchir à des questions existentielles sans être embarrassée par des luttes d’influence et de lobbying, aboutit nécessairement, je crois, à poser les bonnes questions.

 

 

« L’espérance d’une inquiétude sans fin »

 

Th. De M. : Donc aujourd’hui, ça n’est pas le cas dans nos sociétés ?

 

D. S. : Je crois que nos sociétés refusent d’aller plus loin que le bout de leur nez. Si j’ai écrit ce livre, c’est que je suis frappé de voir le mot éthique non seulement mis à toutes les sauces, mais aussi résoudre tous les conflits. On a fait appel à un comité d’éthique, donc on est sauf… […] Pour moi, la bonne conscience éthique est la plus mauvaise conscience qui soit. Je n’ai jamais bonne conscience, je suis sans arrêt en situation d’interrogation. Je ne peux pas dire que je sois pour autant en situation de culpabilité permanente… Mais mon espérance, c’est que l’humanité n’a jamais fini de s’interroger sur ses fondements, sur ses références qu’elle ne doit pas hésiter à remettre en cause, de façon constructive, comme par exemple le fait qu’elle pense être arrivée à un moment de civilisation meilleure qu’il y a deux cents ans, que le Nord serait mieux que le Sud, que notre rationalité doit être universelle...

 

 Th. De M. : Au-delà de cette invitation à prendre conscience de tout ce que vous avez mis en exergue dans votre livre … est-ce que vous envisagez une action plus concrète… du lobbying auprès des politiques ?

 

D. S. : Non, je ne suis pas un militant et je ne vais pas aller défiler… Mais c’est vrai que parfois, nos conseils sont entendus avec une indifférence totale… Or, je suis frappé de voir, quand on donne un avis sur un sujet très étroit scientifique, qu’on intéresse tout le monde… Alors que notre avis sur le problème de dépistage des troubles de comportement chez les enfants, sur la prison ou sur les conséquences pour le Sud de nos critères éthiques, n’intéresse réellement personne. C’est cette indifférence que je dénonce parce que, pour moi, ça a du sens de travailler là où la société ne veut pas voir. L'alibi éthique de Didier Sicard - Editions Plon 2006

 

 

Interview disponible à l’adresse suivante :

http://bioethique.over-blog.org/article-5732874.html



28/05/2008
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