Evolution du secret médical
Feu le secret médical !
René Caquet, ancien doyen de la Faculté de médecine Paris-Sud 11
Nous le savons bien, l’embêtant avec les " valeurs " — un mot qui revient souvent dans le discours sur l’éthique — c’est qu’elles changent parfois très vite. Il en est ainsi du secret médical, hier paré de toutes les vertus, pilier de la déontologie et fondement de toute relation entre le malade et son médecin, aujourd’hui soupçonné, malmené, contourné. Certes, beaucoup de commentateurs, bien des spécialistes de l’éthique font du secret médical une invention des médecins grecs groupés autour d’Hippocrate et laissent entendre que, depuis l’Antiquité grecque, les valeurs éthiques défendues par Hippocrate — y compris le secret — n’ont cessé d’être présentes à l’esprit des médecins occidentaux, qu’il y a continuité entre elles et les nôtres, que ce sont des valeurs permanentes. Mais ce n’est pas vrai. Je voudrais dire ici — et si possible montrer — que le secret médical en tant que " valeur éthique " appartient à un moment assez précis de l’histoire de la médecine européenne : en gros la seconde moitié du XIXème siècle et une partie du XXème.
Le secret médical : une notion à mettre en perspective
Hippocrate de Cos est né (…) il y a bien longtemps, il y a vingt-cinq siècles. De lui, nous ne possédons aucun original et certains des textes qui lui ont été attribués lui sont postérieurs d’un ou deux siècles — quand ce ne sont pas des faux écrits à la Renaissance. Les premières éditions de ses œuvres (Rome 1525, Venise 1526, Bâle 1538) proviennent de manuscrits copiés pour l’essentiel entre le XXème et le XVème siècle, dans l’empire byzantin jusqu’à la chute de Constantinople. Que dit Hippocrate du secret médical ? Peu de choses en réalité. Voyons la traduction de Littré (10 volumes 1839-1861) qui fait référence — c’est dans le " serment " : " Quoique je vois ou entende dans la société pendant l’exercice ou même hors de l’exercice de ma profession, je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir. " Voilà un secret bien relatif qui consiste simplement à ne pas bavarder à tort et à travers, à donner de soi une bonne image, celle d’un homme discret. On est assez loin du secret professionnel tel qu’il sera défini des siècles plus tard par les juristes.
Dans le monde romain Asclépiade de Bithynie remplaça Hippocrate. Il n’a pas évoqué le secret médical. Les musulmans du Moyen Age n’ont laissé aucun texte sur les devoirs des médecins. Quelques juifs de langue arabe se sont inscrits dans le sillage d’Hippocrate. (…) Le Moyen Age européen n’a pas lu Hippocrate ou seulement quelques rares fragments. C’est Galien qui passait alors pour exprimer la doctrine médicale grecque. Nulle mention chez lui du secret médical ; aucune chez les théologiens médiévaux. De la Renaissance à la fin de l'Ancien Régime, le secret médical ne figure dans aucun texte. (…)
C’est que, pour qu’il y ait un secret médical, il faut… qu’il y ait des médecins. Or, jusqu’à la Révolution, les médecins ont un statut ambigu. Ils sont peu nombreux : on n’en trouve guère en dehors des grandes villes. Malgré les efforts des Académies et des collèges royaux, ils ont des difficultés à établir et à faire respecter des normes de compétence et de comportement professionnel. Les Facultés sont déconsidérées. (…) À la fin du XVIIIème siècle, la Révolution doit compter avec l’adage " chacun est son propre médecin ", les Facultés sont fermées, les médecins élus. (…)
Mais bientôt, les choses vont changer. Tandis que la bourgeoisie assure son pouvoir et que la première révolution industrielle transforme la société, les médecins affirment peu à peu leurs savoirs et leurs compétences fondés sur une méthode révolutionnaire, la méthode anatomo-clinique. Désormais ils interrogent les patients, parfois de façon indiscrète, les examinent au plus intime de leur corps, s’introduisent dans l’intimité non seulement des maisons, mais encore dans celle des corps et des vies personnelles. Comment ce droit exorbitant peut-il leur être reconnu ? Ce n’est possible qu’à deux conditions : que la médecine soit une médecine digne de ce nom, c'est-à-dire sinon scientifique du moins rationnelle, unissant l’observation à la pensée, et que les médecins aient la confiance de la société. Le secret médical qui garantit au malade que rien de ce qui le concerne ne sera divulgué doit contribuer à cette confiance. Bref, comme les sociologues nous l’ont appris, pour qu’un corps professionnel existe, il faut un corpus propre de connaissances et une déontologie.
C’est ce qui se produira au milieu du XIXème siècle, époque où se créent un peu partout en Europe des sociétés médicales préoccupées non seulement de science mais aussi d’éthique. (…) En 1900, les médecins ont acquis leur identité collective faite de science et de conscience. Charcot, Dieulafoy, Koch, Lister sont connus dans l’Europe entière. Et, lorsque commence à naître la protection sociale contre la maladie, (…) cette identité collective avec ses principes ne leur est pas contestée. En France, les syndicats médicaux qui ont inscrit le respect du secret médical dans la charte médicale de 1927 obtiennent sans difficulté qu’il soit réaffirmé lors de la préparation de la loi sur les assurances sociales (1930) qui préfigure notre Sécurité sociale. Il se trouve dans le premier Code de déontologie prévu par l’ordonnance du 24 septembre 1945 et promulgué le 18 juin 1947.
Le secret médical : une idée tardive
Apparu avec l'économie libérale et la médecine anatomo-clinique, le secret médical convient à une médecine bourgeoise se déroulant dans le cadre d’un colloque singulier où " se rencontrent une confiance et une conscience ". Et lorsqu’il est placé sous l’invocation d’Hippocrate, c’est celle d’un Hippocrate mythique convenant à cette médecine individuelle. Hippocrate, c’est le bon médecin prudent et sage, pour qui chaque cas est unique (alors que le nombre des maladies est infini) (…). Cette théorie du secret médical élaborée à la fin du XIXème siècle, les juristes la reconnaîtront et préciseront. (…)
Le secret médical est d’ordre public. " Le secret professionnel est absolu et d'ordre public ; fondé sur la relation de confiance entre le client et le professionnel, il constitue la base même de la profession et la garantie de son indépendance. " (Chambre criminelle de la Cour de Cassation, arrêt Watelet, 1885).
Le secret médical est général et absolu. " L’obligation au secret professionnel s’impose aux médecins, comme un devoir de leur état, hormis les cas où la loi en dispose autrement. Sous cette seule réserve, elle est générale et absolue. " (Chambre criminelle de la Cour de cassation, 8 avril 1998)
Le patient ne peut délier son médecin du secret. " S’il est certain que le particulier concerné par le secret peut toujours procéder aux révélations qui lui paraissent souhaitables, il est constant qu’il ne peut affranchir son médecin de son obligation au secret professionnel qui est constitué non seulement pour protéger les intérêts de celui qui s’est confié, mais aussi pour assurer le crédit qui doit nécessairement s’attacher à l’exercice de l’art médical. " (Tribunal de grande instance de Paris, 5 juillet 1999).
Le pacte de confidentialité qu’instaure le secret médical entre médecin et malade est donc un pacte individuel placé sous garantie sociale : le secret n’est pas seulement un devoir que s’impose le médecin vis-à-vis de son malade, mais une exigence de la société. C’est pourquoi la violation du secret médical est une infraction : " La révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état, soit par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire, est punie de un an d'emprisonnement et de 100 000 F d'amende. " (article 226-13 du Code Pénal). Pour être punissable, il faut que la révélation soit volontaire — la simple imprudence n’est pas condamnable — et faite à un tiers. Peu importe la motivation de son auteur et le préjudice ressenti par la victime (…). Si le malade lui-même n'est pas tenu au secret qui le protège, Les membres de sa famille sont des tiers. En d'autres termes, le patient est libre de révéler ce qu’il veut, mais lui seul peut publier son bulletin de santé. Personne ne peut le faire à sa place ou dans son dos et surtout pas le médecin. Le malade peut donc emporter son secret dans sa tombe. Ce secret médical ainsi précisé et défini a-t-il encore cours aujourd’hui ? Il est permis d’en douter. Le secret médical, qui comporte maintenant 32 dérogations légales (c’est beaucoup !), n’a plus ni la force ni le caractère absolu de naguère. Il est en voie de disparition même si nous ne manquons pas de tartuffes pour proclamer son importance.
Du secret à la transparence
Notre société a changé. Elle n’aime pas le secret et lui préfère la transparence. L’information de tous est devenue priorité, condition nécessaire à la vie en société. Comme l’a fort bien noté Guy Carcassonne, " La discrétion est aujourd’hui suspecte, l’opacité illégitime, le secret monstrueux. Jadis, le voile était pudique. Il est devenu indécent. Où rien ne devait troubler le regard, rien ne doit plus l’entraver… ". La vie privée doit pouvoir être observée, montrée, diffusée. La société est aussi moins confiante. Fini le temps où science et médecine étaient synonymes de progrès pour l’humanité. Les familles se méfient. La médecine individuelle n’est plus. La prise en charge d’un patient doit être pluridisciplinaire et si possible interinstitutionnelle. Le réseau est désormais le maître mot de toute organisation des soins. Au sein d’un même hôpital, d’un parcours de soin, un patient a couramment affaire à des intervenants de plus en plus nombreux — sans parler des agents des caisses d’assurance maladie. Dans ces conditions, exercer la médecine ne se conçoit pas sans partager des secrets avec de nombreux professionnels, porteurs plus ou moins directs de formes plus ou moins complètes de secret. Sans doute respectent-ils le secret mais c’est un secret de Polichinelle... D’ailleurs la loi n’en finit pas d’allonger la liste des catégories ayant accès aux renseignements médicaux sur le patient. (…) L’accès des médecins-conseils (…) à des données de santé à caractère personnel n’est désormais soumis ni à l’autorisation ni au refus du patient (…). Il en est de même des représentants des usagers, des représentants des établissements et des autres membres de l'office national d'indemnisation ou des commissions régionales de conciliation (…).
La médecine n’échappe pas à la révolution informatique qui lui a fait faire de considérables progrès — pensons au scanner —, mais qui permet aussi l’établissement de bases de données contenant de plus en plus de renseignements médicaux. Le maniement administratif de ceux-ci est complexe pouvant aboutir — involontairement ou non — à des failles dans la protection du secret. Jean de Kervasdoué a fait remarquer qu’un agent d’une caisse d’assurance maladie ne peut pas, à partir des feuilles de soins, deviner si une assurée a été opérée d’une appendicite — cette intervention n'étant pas la seule à être cotée K50. Il lui est en revanche facile de savoir qu’elle vient de subir une interruption de grossesse : le code, cette fois, est spécifique. Le Vice-président du Conseil d’Etat, Monsieur Marceau Long, déclarait en 1991, " le secret médical doit rester une garantie fondamentale. Mais l’intérêt général de la santé publique ne doit pas permettre qu’il soit un refuge derrière lequel on s’abrite ". Marceau Long a été entendu. Les enquêtes de santé publique, souvent commandées par les pouvoirs publics, peuvent désormais, le plus légalement du monde, interroger les données personnelles détenues par les caisses primaires d’assurance maladie.
En France, en dehors de la Sécurité sociale, les seuls assureurs maladie sont les mutuelles. Depuis longtemps, elles réclament que leur soient communiquées des informations médicales personnalisées ne voulant plus être " des payeurs aveugles ". Certes il y a la CNIL et ses exigences… peu efficaces. Il y a toujours quelqu’un pour détenir les clefs ouvrant les fichiers. Les pirates rentrent bien dans le système informatique de la CIA, pourquoi pas dans celui d’un hôpital ? Ils explorent les comptes courants déposés dans les banques : pourquoi pas les fichiers d’une mutuelle ou d’une caisse de sécurité sociale ? Il en sera de même demain du dossier médical personnalisé… si jamais il voit le jour. Lors de l’élaboration de la loi (…) relative aux droits des malades et à la qualité du systéme de santé, les associations ont beaucoup insisté pour que le secret médical ne soit plus opposable aux familles et aux proches. C’est désormais chose faite (…) : " En cas de diagnostic ou de pronostic grave, le secret médical ne s’oppose pas à ce que la famille, les proches… reçoivent les informations nécessaires. " La notion de proche est assez élastique. Elle englobe " les personnes qui sans appartenir à la famille, partagent l’intimité du malade " (Conseil d’Etat, arrêt du 30 avril 1997). Si le malade avait voulu donner ces informations à ses proches il n’y aurait évidemment nul besoin de cet article ; on ne voit pas la loi interdire ou favoriser les conversations familiales… L’article L 1110-4 ne s’applique donc qu’aux cas où le malade n’a rien dit de sa maladie à ses proches. Mais pour peu que sa maladie soit grave, alors, dans son dos, et peut être contre sa volonté, les familles peuvent, grâce à la loi sur les droits des malades, aller voir le médecin pour solliciter des renseignements… Vous comprenez Docteur, c’est pour son bien... Et qu’on ne m’objecte pas que le malade garde le droit d’interdire ces révélations ! Comment exercerait-il ce droit dans l’ignorance où il est de la demande de proches qui ont délibérément choisi de ne pas lui demander à lui ?…
Toujours la loi du 4 mars 2002 : " Le secret médical ne fait pas obstacle à ce que les informations concernant une personne décédée soient délivrées à ses ayants droits, dans la mesure où elles leur sont nécessaires pour connaître les causes de la mort… ou faire valoir leurs droits. " Là encore, la loi précise que ce droit de savoir après la mort ne s’exerce qu’en l’absence de " volonté contraire exprimée par la personne avant son décès ". Comme il est peu probable que les ayants droits fassent part à l’intéressé de leurs intentions de demander sur lui des renseignements après sa mort, cela veut dire qu’il est désormais nécessaire à chacun de manifester sa volonté à titre préventif, au cas où… Mais auprès de qui ? Et avec quelle chance de succès ?
Et puis il y a la justice...
Pendant longtemps les médecins se sont tenus à l’écart de la justice. Certains jugeaient même contraire à leur éthique que de collaborer avec elle comme expert. Cette distance leur était reconnue sans grande difficulté. Ce n’est plus le cas. On le voit bien dans les affaires si délicates concernant des mineurs. Pour protéger les enfants victimes de violences, l'idée s'est installée dans les années 1980 que ceux qui sont les mieux placés pour constater ces violences devraient saisir la justice. La nouvelle rédaction de l’article 226-14 du Code pénal (…) relative à la protection de l’enfance, précise donc que le secret médical " n’est pas applicable au médecin qui porte à la connaissance du procureur de la République les sévices qu’il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l’exercice de sa profession. L’accord de la victime n’est pas nécessaire s’il s’agit d’un mineur ".
Certes, la loi n'impose pas dans ces cas la transgression du secret. Le Code Pénal dit seulement que les personnes tenues au secret par leur fonction ou mission temporaire, ne sont pas punissables pour violation du secret professionnel lorsqu’elles révèlent les informations qu'elles détiennent. Mais les choses sont moins simples qu’il n’y parait pour deux raisons. La première est que subsiste l'incrimination de " non-assistance à personne en danger " (…). Les professionnels tenus au secret peuvent se le voir appliquer. Des procédures pénales ont été engagées contre des médecins pour non-dénonciation de crimes à enfants et non-assistance à personne en danger. Des incarcérations provisoires ont eu lieu, des condamnations sont intervenues, même si des relaxes ont pu aboutir en appel. La seconde tient au nouveau mode de relation entre la justice et le monde médico-social. Pour la justice, reflétant sans doute en cela l’opinion de beaucoup de nos contemporains, " le signalement n'est pas une délation, mais un devoir une obligation légale " (Guide " Enfant victime d'agression sexuelle "). Le quotidien du Médecin a pu titrer, le 10 avril 2003, " Le médecin délateur malgré lui ". Lors de procédures de divorce difficiles, où il est courant que l’une des parties accuse l’autre de sévices sexuels, des médecins se sont fait piégés. Auteurs de certificats de signalement, ils ont été poursuivis devant les Conseils régionaux de l’Ordre ou accusés de faux témoignages par la Justice, à la demande d'un parent qui a pu, ou su, faire réfuter le soupçon de sévices sexuels à (son) enfant.
Le secret médical n’a plus la force ni la valeur que lui attribuaient, il n’y a pas si longtemps, les médecins. Peut-être n’est-ce pas très grave. La société change et avec elle nos valeurs. Pourtant, le secret tel qu’il était jadis, n’était pas sans grandeur. Lorsque le Préfet de Police demanda à Dupuytren de lui signaler les insurgés de juillet hospitalisés dans les lits de son service, à l’Hôtel-Dieu de Paris, il s’attira cette réponse : " Monsieur le Préfet, j’ai passé ma visite ce matin. Je n’ai point vu d’insurgés, je n’ai vu que des blessés. " Et un peu plus de cent ans plus tard, en 1944, Louis Portes lui faisait écho. Au nom d’un Conseil de l’Ordre pourtant créé par Vichy, et qui était loin d’être irréprochable, il rappelait personnellement et par écrit à tous les médecins en exercice que, contrairement à ce qui leur était demandé par le pouvoir en place, le secret médical leur faisait un devoir de refuser de communiquer à l’occupant le nom des blessés qui les consultaient. Gardons-le en mémoire.
Article consultable sur le site Espace éthique / APHP
http://www.espace-ethique.org/fr/popup_result.php?k_doc_lan_pk=95