Monde judicaire et VIH/Sida : quelques avancées, de nombreux défis

Discours de Jeanne Gapiya, cofondatrice de l’ANSS, lors de la réunion régionale des acteurs du monde judiciaire sur le VIH/sida et le droit

 

Jeanne GAPIYA,

Cofondatrice de l’ANSS, Burundi, février 2011

 

Nous vous proposons ci-dessous de découvrir un discours très engagé prononcé par Jeanne Gapiya sur le thème « Vivre avec le VIH dans la troisième décennie du Sida : les avancées et les défis ». A l’occasion d’une réunion régionale des acteurs du monde judiciaire sur le VIH/Sida et le droit, le 8 février 2011, la cofondatrice de l’association Burundaise ANSS s’est exprimée devant une vingtaine de ministres de la justice et des représentants de l’ONUSIDA, de l’Association Africaine des Hautes Juridictions Francophones, du HCDH et du PNUD. Elle y partage quelques-unes des leçons tirées de nombreuses années de lutte contre le VIH/Sida, et fait le point des enjeux qui, selon elle, devront être relevés pour qu’un jour les droits des personnes vivant avec le VIH soit reconnus et respectés.

 


 

« Excellence Monsieur le Ministre d’Etat, Garde des Sceaux et Ministre de la Justice du Sénégal, Excellences Mesdames et Messieurs les Ministres de la Justice, Monsieur le Directeur Exécutif de l’ONUSIDA, Madame la Directrice Régionale de l’ONUSIDA, Mesdames, Messieurs les Directeurs Régionaux et Chefs d’Agence du Système des Nations Unies, Mesdames, Messieurs les Participants,

 

Distingués Invités, Mesdames, Messieurs,

 

Je suis très honorée de pouvoir m’adresser à vous ce soir. Je remercie et je félicite les organisateurs de cette réunion qui nous donnent ici l’opportunité d’échanger sur l’importance de la justice et des droits humains dans la réponse au VIH/sida. Je m’appelle Jeanne Gapiya Niyonzima. Je suis Burundaise. Je vis avec le VIH depuis 25 ans. Cela fait 17 ans que je me suis engagée dans la lutte contre cette épidémie à travers l’Association Nationale de Soutien aux Séropositifs et aux Malades du sida (ANSS), une association dont je suis la cofondatrice. Le thème que je vais aborder ce soir est « Vivre avec le VIH dans la troisième décennie du sida : avancées et défis ». Dans le développement de ce sujet, j’évoquerai certes l’une ou l’autre expérience personnelle mais je partagerai un peu plus les leçons que m’ont apporté toutes ces années d’activité dans la prévention et la prise en charge du VIH et du sida. Ce faisant, je me propose d’illustrer ce qui apparait à mes yeux comme les grandes avancées et les principaux défis actuels et à venir.

 

Distingués Invités, Mesdames, Messieurs,

 

Comme on dit en français, à tout seigneur tout honneur ; la PVVIH que je suis ne peut que citer en premier l’avènement des traitements antirétroviraux (ARV). Jugez-en vous-mêmes : lorsqu’il a été établi que j’étais séropositive, le médecin m’a prédit que j’en avais encore pour 2 ans au maximum. C’est donc en toute illégalité que, 25 ans plus tard, je suis en train de vous parler ce soir. Car sans les antirétroviraux, je serais certainement très loin d’ici. Vous avez donc deviné juste : les ARV ont complètement changé ma vie ; ils ont changé la vie des PVVIH qui y ont accès. Ils leur ont permis de prétendre à un avenir, de faire des projets de vie alors qu’il ne leur restait que des projets de mort. Aujourd’hui, malgré tout le travail qui reste à accomplir, on est en droit de se réjouir de ce qu’un nombre croissant de PVVIH a accès. Le traitement est même gratuit dans certains pays ! Qui l’eût cru ? Deuxièmement, la connaissance de la maladie elle-même, sa nature et ses modes de transmission a permis de limiter un tant soit peu sa propagation. Nous savons en effet que l’ignorance constitue un des grands facteurs de propagation du VIH. Troisièmement, l’implication et l’activisme des communautés de PVVIH ont donné un visage à la pandémie. Ils ont permis de combattre le déni dans lequel se muraient beaucoup de dirigeants, ils ont apporté une contribution décisive à la lutte ; et ils ont posé les jalons d’une réponse basée sur les droits et la dignité ; une réponse qui place la personne humaine au centre de l’action. L’un des résultats tangibles et que, au long des deux dernières décennies, un nombre croissant de dirigeants ont engagé leur gouvernement dans la riposte. Cet engagement est allé jusqu’à l’Assemblée Générale des Nations Unies en passant par le Conseil de Sécurité. Un autre résultat non moins important est la transformation du rôle et de la place de la société civile et des PVVIH dans les réponses nationales. Initialement considérées comme des « victimes » et des bénéficiaires passives et pathétiques, les PPVIH sont devenues des actrices d’avant –garde : actrices de la prévention ; pionnières de la prise en charge et militantes des droits. Notons en passant que ce nouveau rôle des PVVIH a aussi révolutionné la relation médecin-patient qui est devenue un dialogue. La société civile quant à elle s’est progressivement imposée comme un partenaire incontournable, même si elle doit lutter sans cesse pour garder ce statut. Quatrièmement, l’utilisation des traitements pour prévenir la transmission du VIH de la mère à l’enfant constitue une autre grande étape dans la lutte contre le VIH. Elle a réhabilité la femme dans son rôle de mère et lui a permis de satisfaire son droit naturel et son désir de donner la vie. D’autre part, la science a déjà montré qu’un traitement qui marche constitue une stratégie de prévention. Le concept de traiter pour mieux prévenir promu par l’OMS et l’ONUSIDA est à mon sens une véritable révolution en marche.

 

Distingués Invités, Mesdames, Messieurs,

 

Il y a certainement beaucoup plus d’avancées que ce que j’ai dit ici mais le temps ne me permet pas d’être exhaustive. Je voudrais maintenant entamer le deuxième versant de ma présentation en évoquant les défis qui se dressent devant nous. Je les rassemblerai en trois groupes : traitement, financement et environnement social et juridique.

 

Concernant les traitements, vous avez sans doute noté le bémol que j’ai mis ci-haut quand je les ai présentés comme une avancée fondamentale. J’ai dit « pour ceux qui y ont accès » car en effet c’est ici que le bât blesse. Le défi est ici de rendre le traitement accessible à tous ceux qui en ont besoin. Selon les dernières estimations de l’ONUSIDA, environ 5 millions de malades sont sous ARV mais 10 millions attendent encore. Mon avis est qu’il y a là une grande question d’équité et de justice sociale à résoudre. De même, a l’ANSS, nous avons environs 4100 personnes sous ARV mais, faute de capacité, nous avons été forcés de suspendre l’enrôlement de nouveau patients. Autrement dit, cela veut dire que ceux qui peuvent être traités vivent et ceux qui ne le peuvent pas meurent. Je crois que le monde doit refuser cette terrible responsabilité de devoir choisir entre ceux qui vivent et ceux qui meurent. Nous devons plutôt prendre la responsabilité de réclamer plus de justice. Cela peut passer par le renforcement des systèmes de santé, la modification de la propriété intellectuelle, l’adaptation du commerce mondial, etc. Ceci m’amène tout naturellement à parler du deuxième défi, celui du financement de la réponse. Il faut d’emblée reconnaître que le monde traverse une situation économique et financière difficile. Mais il faut aussi reconnaître que la santé est doit rester une priorité. Dans mon pays le Burundi, il y a un dicton populaire qui dit à peu près ceci : « la santé, c’est comme de l’eau ; une fois que c’est renversé, on ne ramasse pas ». Pour ne pas perdre les avancées si durement gagnées, je crois que nous devons maintenir le cap dans plusieurs directions : la solidarité internationale doit garder tout son sens ; les états doivent prendre une responsabilité financière croissante vis-à-vis de leur réponse ; des financements alternatifs et innovants doivent voir le jour et ; les acteurs doivent être guidés par l’efficacité et l’efficience des interventions. J’en viens maintenant au grand groupe des défis liés à l’environnement social et juridique de la réponse que je considère comme le plus complexe. En effet, au-delà de la violation des droits humains, un mauvais environnement social et juridique anéantit tous les efforts consentis dans la lutte contre le VIH/sida. Voici deux exemples pour illustrer la violation des droits de la personne. Premièrement, moi j’étais enceinte de mon deuxième enfant quand j’ai appris que j’étais infectée par le VIH. Avec comme seul motif que j’étais séropositive, le médecin m’a imposé coup sur coup une interruption forcée de la grossesse et une ablation de l’utérus. Deuxièmement, vous l’avez peut-être appris comme moi, il y a quelques années en Namibie, des femmes auraient été stérilisées contre leur gré et à leur insu parce qu’elles étaient séropositives. Vous qui êtes magistrats pour la plupart saurez juger de la gravité de ce genre d’atteintes à l’intégrité physique et psychologique de la personne humaine.

 

Les exemples de lois et de pratiques qui sapent les fondements de la lutte contre le VIH/sida sont très nombreux. J’en citerai quelques uns : 1. Au Burundi, La loi no 1/08 du 12 mai 2005 portant Protection Juridique des Personnes infectées par le VIH/sida, dans son article 9 stipule que toute personne sachant qu’elle est infectée par le VIH ou atteinte du sida doit s’abstenir d’avoir des rapports sexuels non protégés. Toutes les précautions préalables doivent être prises pour éviter de contaminer le partenaire. L’article 42 de la même loi stipule que « toute personne qui transmet délibérément le virus du VIH/sida par quelque moyen que ce soit sera poursuivie pour tentative d’homicide volontaire et punie conformément aux dispositions du code pénal ». Une telle loi, même si elle pouvait être bien intentionnée à l’origine, est clairement contre-productive et agit de fait comme un obstacle à la réponse. En effet, elle déresponsabilise la personne non infectée de son devoir de prévention et le place uniquement sur la personne infectée. Comme si le poids de la maladie n’était pas assez lourd, il faut en plus que la PPVIH endosse la totalité de la responsabilité de la prévention. Je ne connais pas pire stigmatisation. De plus la même loi engage le législateur sur le terrain glissant de la pénalisation de la transmission du VIH. Elle encourage indirectement les individus à ne pas connaître leur statut alors que le dépistage est la porte d’entrée d’une réponse efficace 2. Au Burundi toujours, l’article 567 du Nouveau Code Pénal dit ceci : « Quiconque fait des relations sexuelles avec la personne de même sexe est punie d’une servitude pénale allant de trois mois à deux ans de prison et d’une amende de cinquante à cent mille francs ou d’une de ces peines seulement ». Cet article témoigne de l’homophobie ambiante qui gêne les efforts de prévention du VIH en poussant les homosexuels à la clandestinité. Dans les cas extrêmes, ce genre d’attitudes aboutit à des violations grossières des droits fondamentaux comme on l’a vu récemment dans le meurtre de David Kato, un homosexuel ougandais. 3. Patrick (c’est son vrai prénom) est un des nombreux enfants dont je m’occupe dans le cadre d’un projet d’appui aux orphelins du sida. Il est né avec le VIH mais il a eu la chance d’être mis sous traitement. Patrick est brillant et ambitieux ; il m’a souvent dit qu’il découvrirait des médicaments pour guérir le sida. J’ai répondu que c’était faisable à condition de travailler dur. En 2008, Patrick nous fait honneur : il sort premier au niveau national des épreuves du Bac, ce qui lui donne droit à une bourse d’études à l’étranger. Il obtient alors une bourse pour aller poursuivre ses études en Egypte. C’est à ce moment que nous devons tous déchanter : pour lui délivrer un visa, les autorités égyptiennes lui exigent un test négatif au VIH mais il ne peut pas le produire parce qu’il est infecté. Alors, adieu la bourse, exit les rêves, et bonjour tristesse ! Écœuré ; déprimé, Patrick m’appelle pour me dire qu’il a envie d’en finir avec cette chienne de vie. Tant bien que mal je le convaincs de ne pas se décourager. Je parviens à le faire inscrire à l’Université Hope qui est peut-être la meilleure université privée de Bujumbura. Je lui trouve un parrain qui paye provisoirement les frais mais je promets de continuer à chercher une autre bourse. Le moment venu, il faudra bien sûr prendre la relève du parrain. J’espère que je peux compter sur vous pour cela. Aujourd’hui, Patrick va à l’université et il travaille bien. Mais il a gardé un je-ne-sais-quoi au travers de sa gorge : stigmatisation ? Discrimination ? Injustice ? Tout cela à la fois ? A vous de juger ! [...]

 

Distingués Invités, Mesdames, Messieurs,

 

Pour ceux d’entre vous qui s’interrogeraient encore sur ce qu’ils ont à voir avec le VIH/sida, j’espère que ceci vous donne un avant-goût. Je sais que les experts vous édifieront bien plus que je ne peux prétendre le faire. Pour ma part, je me contenterai de conclure sur deux points. Premièrement, je suis convaincue que le VIH/sida fonctionne souvent comme un révélateur ; il nous révèle des tares et des inégalités sociales qui étaient là bien avant lui. Il nous montre aussi tout ce qui doit changer dans nos sociétés. Les magistrats et autorités judiciaires que vous êtes ont un grand rôle à jouer dans la régulation des rapports sociaux et l’encadrement du changement. Vous avez donc toute votre place dans ce noble combat. Et puis de toutes manières, des affaires de plus en plus complexes s’inviteront dans vos juridictions. Rien que pour y voir clair, autant être proactifs. Deuxièmement, la nature transversale de la pandémie exige l’engagement de tous les secteurs de la vie sociale si nous voulons en venir à bout. Mon rêve est que la prochaine décennie du sida soit la dernière. Je sais que c’est possible parce que, il y a trente ans, nul n’aurait prédit que nous serions là ou nous sommes aujourd’hui. Ensemble, nous le pouvons.

 

YES WE CAN !

 

Merci de votre aimable attention. »

 


 

Article disponible à l’adresse suivante :

http://osi.bouake.free.fr/?+Le-discours-de-Jeanne-Gapiya+



01/03/2011
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