Microbicides : fragile équilibre entre espoir et vicissitudes

Les enjeux de la recherche sur les formulations à visée microbicide en 2007 : un fragile équilibre entre espoir et vicissitudes

 

Sidanet, 2007, 4(6) : 1028

Mardi 19 juin 2007

 

Mohammad-Ali Jenabian, Charlotte Charpentier, Héla Saidi, Laurent Bélec



Equipe « Immunité et Biothérapie Muqueuse », Université René Descartes (Paris V), Unité INSERM Internationale U743, Centre de Recherches Biomédicales des Cordeliers, Paris

 

 

Les microbicides locaux sont des formulations à usage vaginal ou rectal, ayant des propriétés virucides et/ou bactéricides, destinées à inactiver les agents infectieux, responsables d’infections sexuellement transmissibles (IST), présents dans le sperme ou dans les sécrétions cervicovaginales, procurant ainsi une protection bi-directionnelle contre l’infection.

 

Un microbicide acceptable doit être sans risque, pour l’usage à long terme surtout, disponible en vente libre, facile à appliquer, inodore, insipide, net et propre et enfin, il ne doit pas limiter le plaisir sexuel.

 

Le développement de formulations microbicides est devenue progressivement un axe stratégique prioritaire dans le domaine de la recherche sur le SIDA, au même titre que la recherche physiopathologique ou vaccinale. Elle a essentiellement bénéficié de financements publiques, en particulier du National Institutes for Health aux Etats-Unis et, dans une moindre mesure, de la Communauté Européenne, et de fonds philanthropiques (Fondation Bill et Melinda Gates et Fondation Rockefeller). L’implication de l’industrie pharmaceutique, pourtant indispensable, est récente et encore largement insuffisante. Dans le domaine de la recherche opérationnelle, l’International Working Group on Microbicides regroupe la plupart des nombreuses organisations impliquées dans le domaine du développement des microbicides de par le monde, et l’organisation International Partnership for Microbicides (http://www.ipm-microbicides.org) oeuvre dans le domaine des stratégies scientifiques pour découvrir et développer des molécules microbicides candidates. A l’échelle internationale, le plaidoyer, le lobbying, la liste des molécules candidates et le stade de leur développement, et la recherche de fonds sont essentiellement orchestrés par l’Alliance for Microbicide Development (http://www.microbicide.org). En France, la recherche sur les microbicides bénéficie d’un groupe de travail au sein de l’Agence Nationale de Recherches sur le SIDA et les Hépatites (ANRS).

 

I. Développement des molécules à visée microbicide

 

Le développement de formulations à visée microbicide est devenu progressivement un axe stratégique prioritaire dans le domaine de la recherche sur le SIDA, au même titre que la recherche physiopathologique ou vaccinale.

Schématiquement, la mise au point de formulations vaginales de molécules à visée microbicide nécessite successivement plusieurs étapes bien codifiées de développement pré-clinique suivi du développement clinique (figure 1).

 

Figure 1. Les étapes successives du développement pré-clinique et du développement clinique de molécules à visée microbicide.

1. Développement pré-clinique

 

Préalablement à tout essai clinique, les molécules microbicides candidates sont testées afin d’évaluer leur efficacité in vitro contre le VIH, leur toxicité potentielle, et leur efficacité dans un modèle animal.

 

Il existe plusieurs systèmes expérimentaux in vitro qui utilisent des cellules primaires représentatives des cellules cibles potentielles du VIH au sein des muqueuses cervicales ou vaginale. Ces systèmes expérimentaux permettent d’évaluer in vitro la capacité des molécules candidates à inhiber l’infection virale dans une culture primaire de cellules mononucléées circulantes humaines avec les stocks de virus préalablement définis. Egalement, les explants de muqueuse cervicovaginale ou de muqueuse colique peuvent être utilisés comme modèles expérimentaux ex vivo.

 

L’évaluation de la toxicité muqueuse et de la tolérance des molécules, de leurs associations, ainsi que de leurs excipients et de leurs formulations finales constitue une étape essentielle dans développement pré-clinique. Pour cela, le test d’irritation vaginale normalisé chez la lapine est actuellement recommandé par les agences réglementaires. D’autres tests de tolérance muqueuse sont également réalisables comme les essais des formulations vaginales chez la limace et chez la truie.

 

L’utilisation de modèles animaux pertinents de transmission muqueuse d’un lentivirus permet d’évaluer l’efficacité d’une formulation microbicide avant son évaluation clinique humaine. Le blocage de la transmission expérimentale du VIH associé aux cellules chez la souris SCID humanisée ou, préférentiellement, l’inhibition de l’acquisition par voie vaginale du SIVmac251 chez la guenon macaque constituent actuellement des méthodes de choix.

 

2. Développement clinique

 

 Le développement clinique de molécules associe des essais de phase I à III.

·          Phase I. Le but d’une étude de phase I est d’évaluer la sécurité locale et systémique, ainsi que l’acceptabilité de la formulation in vivo, sur un petit nombre de volontaires saines non infectées par le VIH (nombre de participantes : 1-100).

·         Phase II. Le but d’une étude de phase II est d'évaluer l'observance et l'acceptabilité du produit sur un plus grand nombre de volontaires saines ou infectées par le VIH, et de compléter les données concernant l'innocuité (nombre de participantes : 50-500).

·         Phase III. Les essais de phase III évaluent l'efficacité pour prévenir la transmission sexuelle du VIH dans des populations à haut risque. Un essai de phase III est généralement une étude comparative de l'antimicrobien utilisé avec un préservatif par rapport à un placebo utilisé avec préservatif. Tous les participants aux essais doivent bénéficier de conseils généraux les incitant à se protéger contre l'infection à VIH et contre les autres maladies sexuellement transmises, en utilisant le préservatif, qui doit être facilement accessible à tous les participants (nombre de participantes : 10000-30000).

 

Au cours des différentes  étapes d’évaluation clinique de molécules candidates à visée microbicide, une meilleure compréhension de l’écologie vaginale, selon l’âge, le cycle menstruel et la présence de sperme, sera également nécessaire.

 

Le nombre de molécules à visée microbicide en cours de développement pré-clinique et clinique augmente régulièrement depuis 10 ans. Plus d’une soixantaine de molécules, formulations ou gels, sont actuellement en développement pré-clinique. Une vingtaine de molécules sont en développement clinique de phases I/II. Quatre molécules (polymère de naphthalène-sulfonate ou PRO 2000® ; carrageenan ou Carraguard® ; surfactant C31G ou Savvy® ;  tampon acide BufferGel®) sont actuellement évaluées dans le cadre d’essais de phase III contre placebo.



II. Classification des molécules candidates à visée microbicide :

 

1. Molécules candidates inhibant de façon non spécifique le VIH :

 

- Agents surfactants. Les surfactants sont des détergents qui altèrent de façon non spécifique l’enveloppe des micro-organismes. Ils sont utilisés le plus souvent comme spermicides. Le nonoxynol-9 (N-9), utilisé largement comme spermicide, a prouvé son inefficacité à prévenir acquisition du VIH chez des prostituées africaines. Une étude de phase III a démontré que le N-9 n'était pas efficace contre le VIH, paradoxalement, il augmentait le risque de transmission du VIH suite à sa toxicité pour l’épithélium vaginal, l’essai a donc été rapidement arrêté. La classe des détergents n’est pas abandonnée, puisque le surfactant C31G de moindre toxicité vaginale est actuellement évalué en Afrique de l’Ouest dans le cadre d’un essai de phase III.

 

- Agents acidifiants. Les agents acidifiants restaurent les défenses naturelles vaginales associées au pH acide. En effet, le VIH est facilement inactivé au-dessous d’un pH 4,5. Des agents d'acidifiants sont en cours de développement pour leur utilisation comme stratégie de prévention. Le BufferGel® est en essai de phase II/III. L’Acidform® (Amphora®) est un gel acidifiant approuvé comme lubrifiant, actuellement en phase I.

 

- Molécules ionophores. Les ionophores s’intercalent dans la membrane lipidique des pathogènes, induisant alors la formation de pores, comme certains antibiotiques peptidiques (gramicidine) et certaines défensines.

 

2. Molécules spécifiques inactivant le VIH par inhibition d’une étape clé du cycle de réplication virale

 

2.1. Molécules bloquant l’entrée du VIH dans la cellule cible

 

a - Molécules ayant une cible virale

 

- Molécules ciblant la glycoprotéine d’enveloppe virale gp41 :

·         L’anticorps monoclonal neutralisant 2F5 reconnaît un épitope localisé sur la partie de l’ectodomaine de la gp41 proche de la membrane virale.

·         L’enfuvirtide (T20 ou Fuzéon®), un peptide dérivé du domaine HR2 de la gp41, se lie à la gp41 avec une forte affinité et inhibe la fusion entre l’enveloppe virale et la membrane cellulaire.

 

- Molécules ciblant la glycoprotéine d’enveloppe virale gp120 :

·         La cyanovirine-N, l’anticorps monoclonal humain 2G12, ainsi que des dérivés de lectines issus des plantes empêchent la fusion entre la membrane cellulaire et l’enveloppe virale. 

 

- Agents ciblant le site d’attachement de la gp120 à la molécule CD: La protéine polyvalente CD4-IgG2, dénommée PRO-542 (Progenics Pharmaceutical) et l’anticorps monoclonal IgG1 b12 se lient à la gp120, empêchant ainsi son interaction  spécifique avec le récepteur CD4 exprimé à la surface des cellules cibles.

 

- Molécules polyanioniques : Ces molécules ciblent les charges positives de l’enveloppe virale et se fixent préférentiellement sur la région variable V3 de la gp120 et sur le site de liaison aux co-récepteurs démasqués par l’interaction entre la gp120 et la molécule CD4. Le PRO 2000 est actuellement en cours de deux essais de phase IIb/III.

 

Deux essais de phase III évaluant le sulfate de cellulose (Ushercell®) ont été arrêtés, les résultats de l’évaluation intermédiaire indépendante ayant montré une augmentation de la transmission sexuelle du VIH chez les femmes exposées. Le Carraguard® (Carrageenan ou PC-515), comme d'autres polyanions, inhibe l’infection par le VIH-1 en se liant à l’enveloppe de VIH. Le Carraguard® est en cours d’évaluation en essai de phase III. D’autres molécules polyanioniques comme le Cellacefate et le SPL7013 inhibent efficacement à la fois le VIH-1 et le virus l'herpétique.

 

b - Molécules ayant une cible cellulaire :

 

- Molécules spécifiques du récepteur CD4 : Le récepteur principal du VIH, la molécule CD4 peut être ciblé spécifiquement par l'anticorps monoclonal TNX-355 ou la molécule CADA (cyclotriazadisulfonamide).

 

- Molécules spécifiques du co-récepteur CCR5 : Les agonistes du ligand RANTES (AOP-RANTES, PSC-RANTES), les molécules inhibitrices (SCH-C, SCH-D), et les anticorps monoclonaux dirigés contre le CCR5 (PRO140, CCR5mab004), sont capables de bloquer l’utilisation du corécepteur CCR5. 

 

2.2. Molécules inhibant une enzyme virale du cycle de réplication

 

L’utilisation de molécules bloquant spécifiquement une enzyme clé du cycle de réplication virale est intéressante pour le développement d’association de molécules à visée microbicide. Les inhibiteurs non nucléosidiques de la transcriptase inverse (NNRTI) comme les molécules UC-781, TMC120 (dapivirine), MIV-150 et DABO représentent un réel intérêt, ainsi que l’analogue nucléotidique ténofovir (ou « PMPA »).

 

III. Développement de formulation

 

La formulation de molécules à visée microbicide est basée sur la biodisponibilité du produit. Pour l’usage vaginal, les formulations sont généralement développées sous la forme de crème ou de gel. D'autres options sont des mousses, des suppositoires, des films et des anneaux vaginaux qui pourront être insérés discrètement dans le vagin avant chaque rapport sexuel. Certains types d’anneaux présentent l’avantage de libération prolongée du produit.

 

IV. Conclusion

 

La démonstration que des molécules candidates de première ou de deuxième (composés poly-anioniques) génération sont capables de prévenir la transmission hétérosexuelle du VIH permettrait de valider pour la première fois le « proof of concept » de la barrière chimique génitale contre le VIH. Une efficience de l’ordre de 50% à 60% est attendue pour ces formulations de première et deuxième générations, qui pourraient alors servir de comparaison dans les futurs essais de phase III. Une formulation microbicide, même partiellement efficace, pourrait avoir un impact significatif sur la dynamique de l’épidémie d’infection à VIH chez les femmes vivant dans les pays en développement de forte prévalence. Les spéculations les plus optimistes, généralement empreintes de lobbying, comme celle avancées par la Fondation Rockefeller très engagée dans la recherche sur les microbicides, prédisent qu’après avoir fait la démonstration qu’une formulation microbicide est efficace, le développement de nouveaux produits sera particulièrement favorisé, notamment par l’industrie pharmaceutique, aboutissant d’ici 2012 à la production de microbicides efficaces à 70%-90%, et en 2017 à 85%-97% [Rockefeller Foundation, 2002].

 

Le développement de formulations à visée microbicide est, par essence, difficile à mener, parce qu’il doit résoudre la quadrature complexe intégrant les connaissances physiopathologiques sur les mécanismes de la traversée muqueuse du VIH (loin d’être élucidés), l’existence et la disponibilité de molécules à visée potentiellement microbicide, le complexe développement pré-clinique et le très coûteux développement clinique d’une formulation, les aspects légaux (brevets d’exploitation des molécules), et enfin le petit nombre de laboratoires pharmaceutiques réellement impliqués.

Il est urgent de mobiliser plus d’équipes, publiques comme privées, s’impliquant dans le domaine de la recherche sur les microbicides, tant aux plans fondamental, pharmaceutique, clinique qu’interventionnel.

 

De molécules candidates doivent être trouvées sur les bases d’une meilleure compréhension des mécanismes de la traversée muqueuse du VIH.

 

Il faut établir des corrélats entre les critères de développement pré-cliniques et les critères de développement cliniques, ce qui permettrait de ne pas attendre les résultats de l’essai de phase III pour écarter une molécule ayant franchi avec succès toutes les étapes précédentes du développement (il n’existe pas actuellement de loi simple et univoque permettant de prévoir le succès d’un essai clinique de phase III, même si une formulation a franchi positivement les étapes du développement pré-clinique et des essais de phases I/II).

 

Une meilleure compréhension de l’écologie vaginale, selon l’âge, le cycle menstruel et la présence de sperme, est nécessaire.

 

Des recherches fondamentales sur l’inflammation cervicovaginale doivent être développées pour aboutir à des tests fiables capables de prédire la toxicité vaginale des molécules candidates.

L’association de plusieurs molécules microbicides de classes différentes, agissant sur des cibles complémentaires virales et cellulaires et de la traversée muqueuse du VIH, permettrait d’obtenir des synergies et une meilleure efficacité finale.

 

Le développement de microbicides rectaux, destinés aux relations sexuelles peno-anales, homo/bisexuelles masculines comme hétérosexuelles, constitue par ailleurs une demande formulée par de nombreuses associations de malades dans les pays du nord.

 

Enfin, la participation des partenaires industriels, en partenariat avec les agences réglementaires internationales, sera déterminante pour la production, la distribution et la commercialisation à large échelle des formulations microbicides disponibles. 

 



02/07/2008
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